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La Pirogue, de Moussa Touré
Une esthétique de l'impasse
critique
rédigé par Hassouna Mansouri
publié le 15/07/2012

Moussa Touré a présenté son nouveau film LA PIROGUE au 65ème festival de Cannes dans la section Un Certain Regard. "Encore un film sur l'émigration clandestine" se disait-on à l'entrée de la salle. Combien de films ont en effet traité de ce sujet très difficile, mais très peu ont survécu à son poids écrasant. On en a vu de ces films en Afrique du Nord, en Europe et ailleurs. C'est avec ce type de pensées que l'on rentre dans la salle pour voir le nouveau film du réalisateur sénégalais.
Alors que la plupart des films traitant de ce sujet tombent en général dans la facilité du sociologisme niais et la dramaturgie sans profondeur ; Touré nous prend par la gorge et nous plonge dans la cruauté du tragique. Les histoires ne sont pas étalées comme pour seulement expliquer le pourquoi du phénomène mais elles sont concises et dense pour laisser de la place au développement qui relève du pur cinéma.

D'emblée on est pris par la tension du drame : l'Homme sénégalais, aussi planté dans sa culture et sa terre qu'il est, est tenté par le départ. Au cœur d'une séance de lutte, métonymie de l'attachement aux racines ancestrales, une confrontation a lieu entre deux hommes. Capitaine de pirogue, Baye Laye refuse d'accorder à un notable ce qu'il demande, c'est-à-dire prendre le large avec un groupe de clandestins. Le bras de fer entre les deux personnages est tout de suite mis en avant de la trame et laisse donc percer le grand débat passionné qui occupe tous les Sénégalais : braver l'océan de la mort pour peut-être atteindre la côte espagnole. Baye est un marin qui mesure la fatalité du danger ; le trafiquant, lui, n'écoute que la voix de sa cupidité.

Petit à petit, un groupe commence à se former autour de la pirogue : il y a un premier cercle fait des gens du village, un autre fait de Sénégalais venant de l'intérieur du pays et enfin même des Guinéens. Toute l'Afrique de l'Ouest est concernée. Une diversité qui est déjà source de tension faite de méfiance et de mensonge promet d'exploser à n'importe quel moment. On se méfie les uns des autres, on s'entre-menace de s'égorger. Un marin inexpérimenté est présenté comme capitaine de pirogue. On est impatient de partir,…
La tension de départ entre les deux hommes, en marge du combat entre deux lutteurs se trouve développée, presque analysée, dans une série de conflits secondaires. L'histoire se construit par des bribes de récit qui donnent l'air du décousu mais en fait elles sont comme soudées par une forte cohérence interne. Tous les mouvements épars que l'on voit au début du film finissent par converger vers la pirogue.

Le décor ainsi planté, l'aventure peut donc commencer ; celle des candidats à la mort, mais aussi celle du réalisateur qui doit entretenir un drame. Lorsque la pirogue s'engage dans la mer, elle est alourdie par les hommes, par ce que chacun porte en lui comme histoire, rêve, mais aussi comme angoisse. Elle prend le large avec les conditions de son péril. C'est là où tout doit se jouer et où Moussa Touré situe le tragique de son histoire. Comme les rois grecs embarquant pour Troy avec leurs haines fratricides pour lesquels ils seront plus tard punis par les dieux, les passagers de la pirogue sont aussi divisés par leurs différences qui ne tarderont pas à surgir de temps à autre, à la faveur de petits conflits qui entretiennent le drame et laissent planer le danger dont la présence s'accentue au fur et à mesure que l'embarcation s'enfonce dans le large.
Le drame est développé à tour d'incidents menaçant la cohésion du groupe à des degrés différents. La poule d'un musulman disparait ; elle sera à l'origine d'une crise avec les animistes guinéens. La découverte d'un passager clandestin aux chevilles délicates va bouleverser la communauté des voyageurs. L'embarcation rencontre une autre pirogue en panne au cœur de l'océan. Plus qu'un moment de dramaturgie, c'est une vision du cauchemar qui hante le groupe et une anticipation sur ce qui va arriver plus tard.

Ainsi le réalisateur fait évoluer son récit à force de succession des crises, selon une courbe ascendante en termes d'ampleur et de gravité. Il temporise le rythme par des pauses non narratives rappelant le pays laissé : une forêt de baobab, … La caméra caresse les troncs épais des arbres en contre-plongée faisant disparaitre les branches dans le ciel. À un autre moment elle est mise en face d'un troupeau de taureau dans une plaine, comme pour dire l'absurdité de ce voyage pour lequel il a laissé derrière lui toute une vie et s'est embarqué pour une mort imminente.
Cette échappée onirique fait partie du lyrisme dont Touré emplit son film et le dote d'une profondeur qui donne au film son rythme et temporise les lenteurs de l'analyse. Lors d'une discussion joviale, le cynique mafieux qui a monté toute l'opération, se met au-devant de la pirogue comme pour braver les vagues et s'élance dans une bravade digne d'une tirade épique, s'adressant aux politiques africains et au destin de l'Afrique. Au passage il glisse une allusion au discours de Nicolas Sarkozy, l'ancien président français, sur l'Homme africain qui ne serait pas encore rentré dans l'Histoire. Mais ces échappées ne sont que des bouffées d'air qui ponctuent le film et lui donne un rythme balançant entre le drame et la comédie. Des morceaux de musique et de chant viennent même de temps à autre égayer l'atmosphère lugubre et l'empêche de trop peser.
Le cinéaste réussit à peindre le tragique. Le film donne des visages à ces jeunes Africains morts et ou disparus dans le larges de l'atlantique alors qu'ils tentaient la traversée vers les Canaris. Il leur attribue des histoires qui les rapprochent du spectateur. Ceci justifie l'emploi de longs plans rapprochés sur les visages des personnages regardant au loin, tendant vers un horizon qu'ils essaient de rejoindre au prix de leur vie. Ils sont empreints d'un mélange mystérieux d'espoir et de peur. Leur regard absent est de ceux qui ne sont déjà plus là.

Le film est la peinture d'une impasse. La fin dit encore le cercle vicieux du phénomène. Il y a deux issues possibles. L'une est aussi tragique que l'autre. La première est de périr en ; l'autre est de revenir au pays avec le goût amer de l'échec et de l'humiliation.
Baye Laye contemple le T-shirt du FC-Barcelone (club de football espagnol) qu'il avait promis à son fils, une dimension profonde de la promesse d'un fantasme d'ailleurs. Avec une grande subtilité, le cinéaste laisse entendre la circularité du phénomène.
Baye comme tous les pères sénégalais, ne pourront rien faire pour arrêter cette hémorragie, même si leur cœur le voudrait fortement. Le frère de Baye retentera probablement sa chance, son fils ira chercher son rêve au pays des stars de la Barça. Des milliers d'autres feront de même.
Baye a essayé de tenir comme il a pu et ne s'est embarqué à bord de la pirogue qu'à contre cœur. Il a cédé aux explications de son ami sur l'impasse face à laquelle ils se trouvaient tous : le poisson qui n'est plus, l'horizon bouché, la jeunesse désespérée, …

Le film ne prétend pas du tout proposer des solutions, ni soulever des questions. Même les images oniriques d'une Afrique belle et prospère comme ces baobabs fiers et ces vaches bien grasses ne sont que des projections fantasmagoriques. Intellectuellement honnête, LA PIROGUE est un film qui se veut le reflet de cette impasse existentielle des sociétés frappées par la misère. C'est aussi l'impasse de tous ceux qui, comme le cinéaste, se trouvent impuissant face à la réalité absurde et impitoyable.
Le film est donc un cri de douleur, ou même à des moments, des hallucinations d'une conscience qui se tort. Que cela soit traduit par le langage du cinéma, rien n'est plus évident, et cela confirme les propos du réalisateur affirmant qu'il n'est qu'un petit Africain qui est rentré dans l'Histoire. Et comment !…

Hassouna Mansouri

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