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La critique autour des films du Maghreb
ou l'exercice du point de vue
critique
rédigé par Michel Amarger
publié le 12/12/2012
Nouri Bouzid
Nouri Bouzid
Merzak Allouache
Merzak Allouache
Affiche du film Hors-la-loi de Rachid Bouchared
Affiche du film Hors-la-loi de Rachid Bouchared
Affiche du film L'Homme de cendres de Nouri Bouzid
Affiche du film L'Homme de cendres de Nouri Bouzid

Une place à définir sans cesse
Envisager la dimension de la critique et son action en regard des cinémas du Maghreb, invite d'abord à situer l'espace culturel d'où émerge la critique. En Occident, la critique paraît à première vue, peu sensible aux cinématographies du Maghreb. La croissance de la production au Maroc ne s'accompagne pas d'une diffusion suivie en Occident et les films qui se passent souvent de coproducteurs étrangers sortent sans sous-titres étrangers sur leur territoire. Les tensions politiques et les bouleversements du domaine cinématographique en Algérie freinent la production du cinéma, relayé par les productions montées en Europe par les cinéastes qui s'y installent. L'essoufflement de la production tunisienne malgré les embellies dues à des producteurs phares, limite son impact en dehors du pays. Au-delà de la situation de ces pays du Maghreb qui évoluent chacun de leur côté en matière de cinéma, d'autres pays d'Orient connaissent une meilleure distribution du cinéma sur leurs marchés. Mais le clivage qui subsiste dans les systèmes de distribution en vigueur des deux côtés de la Méditerranée, limite la perception et la connaissance des cinématographies du Maghreb en Occident. Du coup, peu de critiques sont à même de s'exprimer sur ces films qui sont en outre, parfois loin des codes culturels développés en Occident. L'hégémonisme du cinéma occidental, en matière de critique pour qui l'Europe fait figure de berceau du 7e art et aussi de mesure, relègue souvent les créations du Maghreb à des produits de seconde zone. Et on pourrait envisager l'examen du langage cinématographique dans les pays du nord de l'Afrique sous l'angle de Roland Barthes lorsqu'il considère la "grammaire africaine" dans Mythologies (1). Le cinéma occidental reste la référence même si des réalisateurs comme l'Algérien Mohamed Lakhdar-Hamina (2), le Marocain Souheil Ben Barka (3), le Tunisien Nouri Bouzid (4) et d'autres sont reconnus comme des auteurs.
Au Maghreb et en Afrique Noire, les difficultés pour connaître les films du monde limitent la possibilité d'exercer le regard critique. Ceux qui font métier de critique manquent souvent de bagage théorique, s'étant formé sur le tas pour traiter du cinéma au même titre que d'autres domaines culturels et parfois sociaux ou sportifs. La spécificité du regard critique est pourtant soulignée par des écrits comme ceux d'Henri Agel (5). Par ailleurs, il semble que les critiques d'Afrique manquent d'une pluralité d'espaces pour pratiquer et aiguiser leur regard critique. L'opportunité de croiser les regards pourrait permettre alors aux critiques occidentaux et africains de développer leurs informations et leurs analyses en matière de cinéma. La possibilité de décliner l'activité critique sur d'autres supports en Occident où paraissent divers journaux, revues, où l'on écoute des émissions de radio et des chaînes de télévision, est importante. Elle semble pourtant ne pas exacerber mais plutôt émousser l'esprit critique des émetteurs, de plus en plus blasés par la profusion de films et activités audiovisuelles à envisager. De plus les directions d'information demandent aux professionnels un travail de promotion au détriment d'un travail critique sur les films de l'actualité. En revanche, les possibilités limitées pour accéder aux films et documents sur le cinéma paraissent aiguiser la curiosité et l'appétit des critiques d'Afrique qui sont plus incités à développer des débats d'idées pour confronter leurs vues. En cela la pérennité des ciné-clubs est éclairante au Maghreb. Ils ont contribué à former des critiques de manière intense, à l'époque de leur âge d'or, dans les années soixante-dix. Et les fédérations de critiques restent actives et organisées dans les pays d'Afrique du Nord.
Croiser et creuser les discours
La nécessité de développer des échanges de compétences est un des éléments aptes à faire évoluer la condition des critiques. Alors qu'il existe des études structurées de l'histoire et du langage cinématographique en Occident et qu'il y a relativement peu de discours critiques popularisés en ces temps, la motivation d'en débattre, manifeste en Afrique, pourrait régénérer l'approche occidentale, en s'appuyant sur une formation plus rigoureuse dans les espaces africains. Les critiques devraient être ainsi conduits à envisager les films en fonction d'un contexte culturel où ils sont produits, avec leurs codes et leurs valeurs, mais aussi en fonction d'une évolution du cinéma même si on s'en réfère aux travaux de Jean Mitry (6). Le regard critique doit tenir compte des conditions économiques et culturelles qui président à l'expression des films mais aussi les situer dans un moment particulier de cinéma. L'apport d'André Bazin (7) peut être utile en ce domaine.
L'évaluation du discours critique conduit ainsi à envisager non pas des films isolés mais à les replacer dans une démarche d'auteur comme le soulignent les écrits de Gilles Deleuze (8). Le développement des échanges internationaux et les déplacements accentués des artistes incitent en particulier à considérer avec attention la complexité des questions tournant autour de l'identité culturelle des films. Ainsi le film Les Secrets de Raja Amari (9), 2009, produit de France et développé avec le recul culturel propre à la réalisatrice tunisienne résidant hors de ses frontières, est-il une fiction française, ou tunisienne comme la nationalité de sa réalisatrice ? La question se pose pour des productions internationales comme Hors-la-loi de Rachid Bouchareb (10), 2010, né en France, qui traite de l'histoire de l'Algérie dans ses rapports avec la France, tout en s'appuyant sur une coproduction tunisienne et belge. Mais l'apport des critiques devrait consister surtout à commenter ce qui distingue chaque film dans l'expression d'une évolution du cinéma, que ce soit en matière de sujet, de technique, de style ou de tout autre aspect, apte à pouvoir faire avancer le domaine. Dans ce sens, le travail de Jean-Pierre Bekolo (11) avec Le Complot d'Aristote, 1996, et Les Saignantes, 2006, manifeste une évolution de l'écriture des réalisateurs d'Afrique Noire et ces films doivent être envisagés comme tels. Au Maghreb, des auteurs marquants élargissent les limites de l'expression du cinéma. Au-delà de la réussite reconnue ou des maladresses discutées de leurs films, les critiques peuvent appuyer cet apport. Ainsi en Tunisie, lorsque Nouri Bouzid (4) signe L'Homme de cendres, 1986, il fait avancer la représentation de l'homosexualité à l'écran. Quand Nidhal Chatta (12) réalise No Man's Love, 2000, il met en scène des personnages métaphoriques qui prennent le pas sur l'intrigue, en s'affranchissant des codes narratifs usuels dans son pays.
Évoluer avec les techniques du cinéma
Le travail critique consisterait donc à mesurer les apports d'un film mais aussi à communiquer ses observations et ses analyses au public. La diversification des supports oriente son approche et sa condition. Le critique n'est plus celui qui court les salles pour assister à la projection des films disponibles, rares ou inédits, mais il est devenu celui qui peut recevoir les films en cassettes, en dvd ou par internet pour pouvoir exercer son regard. La plus grande accessibilité aux films lui permet d'enrichir ses éléments d'évaluation. Il peut même pratiquer des arrêts sur images, des analyses de séquences avec plus de fonctionnalité que lorsque la projection de films n'était possible qu'en pellicule et visible surtout dans des salles. Les nouvelles technologies permettent aussi au critique de s'exprimer sur des supports plus variés. L'écrit qui reste prépondérant en Occident et toujours valorisé notamment par la connaissance universitaire, est complété et concurrencé par les critiques à la radio, celles qui s'expriment sur les télévisions ou sur les sites internet.
L'apparition de nouveaux réseaux est une opportunité pour exercer le regard critique comme le manifeste l'émergence du site Africiné (13), développé depuis 2004 sous l'égide de la Fédération Africaine de la Critique Cinématographique. Cette expérience permet aux critiques d'Afrique et notamment ceux du Maghreb, en manque d'espaces d'expression, de communiquer leur point de vue critique et de le confronter directement avec ceux de leurs homologues africains ou occidentaux lorsqu'ils sont actifs dans le réseau. Mais avec l'expansion des sites et des informations accessibles en matière de cinéma, l'approche du 7e art semble se "démocratiser" et reléguer le critique à un rang subalterne. Chacun peut désormais voir un film sur dvd ou internet, s'exprimer sur un blog ou un site et s'estimer critique de cinéma. Le critique est alors dépouillé de son rôle de "passeur", défini et défendu par Serge Daney (14), pour devenir un interlocuteur facultatif et presque superflu dans le rapport des spectateurs aux films.
Cela conduirait à envisager le rôle du critique comme une fonction obsolète si le critique n'était pas seulement celui qui a accès à des informations mais aussi celui qui sait les relire et les inscrire dans une vision cohérente de l'histoire et de la situation du cinéma. En ce sens, la démarche de Christian Metz (15) peut aider à situer les outils de la critique. Être critique n'est pas seulement avoir un avis, plus ou moins passionnel, et compiler des données mais surtout développer une réflexion sur l'histoire et l'évolution du cinéma, apte à être partagée pour permettre aux spectateurs d'exercer leur propre regard critique. Le "passeur" devient donc plus un "médiateur" et un "incitateur" à mieux voir plutôt qu'un témoin instruit et privilégié.
Distinguer les apports entre critique et production des savoirs
La production peut ainsi alimenter un champ de connaissances plus vaste et contribuer à la production des savoirs. Des chercheurs et universitaires peuvent tirer parti du discours critique sans toutefois se substituer à la fonction de son émetteur. Le critique serait d'abord celui qui observe et fait état de ses réflexions pour aiguiser le sens critique du spectateur. Le chercheur universitaire serait plutôt celui qui embrasse un certain savoir pour le communiquer et l'agencer dans un champ de réflexions plus général. Ainsi le critique peut contribuer aux sources de l'universitaire mais le chercheur universitaire peut aussi fournir par ses connaissances des éléments d'approche, utiles au critique de cinéma. Ces échanges ne veulent pas dire que les deux fonctions sont confondues et il faut les distinguer pour les envisager.
On remarque toutefois qu'il peut y avoir souvent confusion de personnes pour exercer les deux fonctions. Nombre de critiques de cinéma enseignent aussi dans des universités ou des écoles de formations privées, en Occident comme dans le Maghreb. Et des enseignants s'expriment dans des publications ou des émissions de radio en exerçant une action de critique. Les correspondances entre les domaines sont fortement activées et il conviendrait de se demander comment les discours produits se contaminent ou se démarquent l'un de l'autre. Le parcours de Serge Daney (16) illustre cette aptitude à passer de la production critique à celle du champ des savoirs. La diversité de ses supports d'expression est significative de l'évolution d'une société occidentale où l'image et la parole concurrencent la production écrite. La recherche actuelle en matière de communication artistique semble encore privilégier les sources écrites alors que l'examen des discours produits à la radio, dans les chaînes de télévisions et désormais sur internet constitue des champs de connaissances judicieuses. La trace des émissions radio qui examinent l'actualité et l'évolution du cinéma, les magazines de télévision qui traitent de sujets cinéma ou l'exploration de sites consacrés au 7e art, constituent des espaces encore peu explorés, aptes à enrichir une réflexion sur l'exercice de la critique. Cette initiative paraît d'autant plus opportune que la fonction de la critique semble de plus en plus en question dans la société de multi communication à laquelle aspirent de manière croissante, les pays occidentaux comme ceux du Maghreb.
Références bibliographiques
- Africiné, [ici], site de la Fédération africaine de la critique cinématographique.
- Agel Henri (1971), Esthétique du cinéma, Paris, PUF, collection "Que sais-je ?" n° 751.
- Barthes Roland, Mythologies, Paris, Éditions du seuil, 1957.
- Bazin André, Qu'est-ce que le cinéma ?, Paris Éditions du Cerf, collection 7e Art, réédition 1969.
- Deleuze Gilles, L'image mouvement, Cinéma 1, 1983, Paris, Les éditions de minuit.
- Daney Serge, La Rampe, cahier critique, Paris, Gallimard, 1983.
- Daney Serge, Itinéraire d'un ciné-fils, Paris, Jean-Michel Place, 1999.
- Metz Christian, Langage et Cinéma, Paris, Larousse, 1972.
- Mitry Jean, Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Éditions Universitaires, tome I et II, 1963 et 1965.

Michel Amarger

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