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Génocide au Rwanda, quand le cinéma dit l'indicible
critique
rédigé par Thierno Ibrahima Dia
publié le 11/04/2014
L'actrice rwandaise Ruth Nirere (Matière Grise, de Kivu Ruhorahoza)
L'actrice rwandaise Ruth Nirere (Matière Grise, de Kivu Ruhorahoza)

Politique et cinéma : même langue ? Pas très sûr nous apprennent plusieurs films et leur (non) diffusion.

Dimanche 06 avril 2014, à Bègles, commune près de Bordeaux (Gironde, France) dont Noël Mamère est le Maire, Adélaïde Mukantabana organise une projection débat de Quelques jours en avril (Sometimes in April) du cinéaste haïtien, Raoul Peck, avec l'aimable collaboration de Velvet Film (Raoul Peck, Rémi Grellety, Paris / Haïti). Avec Cauri, son association qui se mobilise pour le travail de mémoire autour du génocide au Rwanda, l'heure a été choisie avec soin.









Une acmé, pas un début

 

Exactement vingt ans auparavant, le 06 avril 1994, à 20h30, un avion amorçait sa descente vers l'aéroport de Kigali, capitale du Rwanda. À son bord les présidents rwandais et burundais ainsi que des hauts responsables des deux pays respectifs ; l'équipage est français. Comme le décrit Raoul Peck, produit par la chaîne américaine HBO, sa silhouette blanche se détache dans la nuit noire qui nimbe cette ancienne colonie allemande passée en 1918 sous les fourches caudines de la Belgique.

Au sol, le cinéaste haïtien montre son personnage principal devant sa télé. Augustin Muganza est interprété par Idris Elba (série télé Luther ; il interprète Mandela dans Mandela : un long chemin vers la liberté).

Officier dans les Forces Armées Rwandaises (FAR), le capitaine Muganza regarde la demi-finale de la coupe d'Afrique des nations (Tunisie, 26 mars - 10 avril 1994) opposant la Zambie au Mali. Au même moment, des silhouettes se détachent dans la pénombre au sommet d'une colline et tirent sur l'avion présidentiel. La déflagration du missile qui fait exploser l'appareil secoue l'amateur de football qui se précipite hors de son salon, en restant là du match arbitré par Charles Massembé, de nationalité ougandaise. C'est de l'Ouganda que viendra le gros des soldats (rwandais) du Front Patriotique Rwandais (FPR) qui rejoindront les forces déjà présentes au pays des milles collines et mettront fin au génocide qui se déroulera durant 100 jours, avec une moyenne de 10 000 personnes tuées chaque jour.

Le génocide qui démarre suite à cet avion abattu est l'apogée d'un processus d'adhésion à un projet génocidaire, comme le montrent plusieurs films dont ceux de Jacqueline Kalimunda, Raoul Peck, Mehdi Bâ et Jeremy Frey. Ils rappellent tous que ce n'était en rien un "massacre interethnique", selon une perception qui demeure chez certains, même de bonne foi ; c'est l'humanité toute entière qui a été niée pas uniquement le million de personnes tuées par leurs voisins ou proches, dans ce dernier génocide du XXème siècle..





7 days in Kigali Mehdi BA & Jeremy FREY extrait from Africiné www.africine.org on Vimeo.




Scénario en Oméga (Ω) ou en abyme, pour dire le trou d'inhumanité

 

D'un point de vue narratologique, prouvant encore une fois qu'il est un brillant scénariste tout aussi qu'un talentueux réalisateur, Raoul Peck utilise un scénario en oméga (Ω). Le film démarre sur la voix over d'Idris Elba (Augustin) qui nous apprend qu'avril est le début de pluies et aussi le retour du souvenir intense du génocide. Prononcées au début du film (l'action se situe en avril 2004), ses paroles reviennent à l'identique à la fin du film, toujours en over (selon la définition anglo-saxonne, contrairement à la théorie francophone qui parle de "voix off"). Cette structure scénaristique forme ainsi un Ω (oméga) avec un récit qui démarre, une boucle narrative, puis le même récit qui reprend (comme dans Touki Bouki, de Mambéty, en 1973, où l'enfant qui chemine avec le troupeau est au début, puis revient à la fin). Dans cette boucle, ce gouffre, ce trou disent les psychanalyses, figure toute la chute de l'humanité.

Le réalisateur Kivu Ruhorahoza utilise lui également une structure subtile. "Pourquoi nos films ne devraient pas être aussi sophistiqués que notre poésie ?" avance-t-il à la critique suédoise Katarina Hedrén (Africiné), dans l'entretien qu'il lui a accordé. Pour dire l'abime dans lequel a glissé l'humanité, le réalisateur de Matière Grise (Grey Matter) utilise une mise en abyme : son film raconte un film en train de se faire. C'est l'histoire de Balthazar, jeune réalisateur rwandais qui travaille sur son premier film, "Le cycle du cafard", une fiction autour de Justine, une jeune femme qui a survécu à d'innommables atrocités avec son frère Yvan. Leur route croise celle d'un homme enfermé dans un asile psychiatrique.







 

Homeland de Jacqueline Kalimunda montre comment et combien la fabrique du consentement (selon le terme de Noam Chomsky) s'est mise en route. Historienne de formation, elle décortique l'ethnicisation de la société rwandaise qui, en réalité, parle la même langue, le kinyarwanda ; Tutsis, Hutus et Twas n'étaient que des classes sociales (éleveurs, agriculteurs, …). Vivant à Paris, la réalisatrice rwandaise part à la recherche des traces de son père enlevé en 1994 à Kigali. Les survivants témoignent du vertige : ils reprenaient en chœur les chansons (très entraînantes) diffusées à la radio et qui appelaient à tuer, en rythme, les Tutsis. Ces appels au génocide paraissaient tellement absurdes qu'il était difficile pour beaucoup d'y croire.

Raoul Peck lui aussi montre l'incrédulité du capitaine Muganza face à l'horreur et toute la mécanique de préparation du génocide, ainsi que les responsabilités de la communauté internationale. Il faut d'autres films pour voir aussi apparaître le spectre de la présence des armées africaines (Egypte, Sénégal, …) dans l'opération Turquoise. Ainsi, les Sénégalais qui étaient présents également auparavant dans la MINUAR (la force des Nations Unies qui a été ramenée de 2 548 à 270 hommes, en plein génocide).









Au mois de mai 2000, écrivains, intellectuels, artistes africains et d'ailleurs - mobilisés par Fest-Africa (Nocky Djedanoum, de Lille) - se retrouvent au Rwanda, pour que le silence ne fasse pas son œuvre sur le génocide. Rwanda, pour mémoire (long métrage documentaire soutenu par le Fonds Francophone (OIF / CIRTEF) de Samba Félix Ndiaye en est l'archive. Ce film "est une sorte de paléontologie sociale, par le souvenir, pour dire tout le mal d'un pays ayant pour un temps ramé derrière l'Histoire face à l'indifférence d'une communauté internationale qui le savait près du divorce avec les sociétés policées", écrit Bassirou Niang (Africiné) dans sa critique Rwanda, pour mémoire, de Samba Félix Ndiaye.

 



Produire / diffuser, quel récit ? L'importance des festivals et télévisions.

 

Matière Grise est le premier long métrage de fiction, dans l'histoire du cinéma réalisé par un Rwandais, au Rwanda ; son réalisateur est gêné de cette étiquette. Au festival de Tübingen (Allemagne) il nuance que d'autres réalisations en vidéo lui préexistaient, sans avoir le même écho international. Son film a eu du mal à se faire et à se boucler. Kivu Ruhorahoza raconte que c'est le Festival de Tribeca (New York), en le présélectionnant, qui lui a permis de finaliser son budget. Les festivals jouent un rôle de résonance essentiel. Les télévisions sont plus timides sur ce drame rwandais. C'est Arte qui diffusera en France Quelques jours en avril (Sometimes in April) le 28 février 2008. En 2014, France 3 diffuse 7 jours à Kigali (20 ans après le génocide rwandais) de Mehdi Bâ et Jeremy Frey qui, par une mise en scène audacieuse (vues aériennes entre les lieux où se trouvaient les protagonistes dont les forces étrangères d'intervention) remettent en cause la désinformation sur les responsabilités diverses et éclairent sur les atermoiements des Nations Unies. Prix du Jury Jeunes au FIFDH Genève 2014, les deux coréalisateurs donnent la parole à plusieurs personnes qui étaient à Kigali lors du déclenchement dont une animatrice de Radio Mille Collines qui a galvanisé les génocidaires.

À Tubingen, Kivu Ruhorahoza souffle à son pays une recette : au moment de la sortie de son film, les autorités rwandaises avaient payé une grosse campagne de communication qui n'avait néanmoins pas la même portée dans la presse que ce premier long métrage. La solution serait de mettre cet argent dans le cinéma.



Cependant, nous pouvons nous demander si la latitude critique que s'accordent les artistes est compatible avec le consensus que recherchent les politiciens ? Pas seulement sur le récit national que chaque pays instaure sur son sol. Le cinéma (documentaire et fiction) apporte une grande divergence de vue sur le déclenchement du génocide, sa préparation, les positions des politiques et militaires étrangers face aux différents belligérants. Des survivants et d'anciens soldats contredisent les conclusions de la Mission d'information parlementaire française (les Belges ont préféré une Commission d'enquête, dont le pouvoir est plus étendu). les témoignages s'accumulent, malgré les dénégations d'officiels comme Alain Juppé ; voir [Rwanda : respect de la mémoire] Lettre ouverte à Alain Juppé sur Africultures. C'est à la radio (France Culture) que l'ancien officier français Guillaume Ancel apporte des révélations difficilement occultables qui viennent conforter ce que défendent d'autres témoins dans plusieurs films. La morale (le pardon), la reconnaissance a désormais très peu de portée ; après tout, il s'agit de génocide, ceux qui seront convaincus d'être auteurs ou complices sont tous justiciables. A ce niveau, cela dépasse le cinéma : le regretté Samba Félix Ndiaye disait que les films posent des questions, ils n'ont pas vocation à donner des réponses toutes faites.

Encore faudrait-il que cinéphiles et téléspectateurs aient accès à ces films. Dans son entretien avec Katarina Hedrén, le réalisateur de Matière Grise nous apprend que voulant faire diffuser son film à la télévision nationale, il lui a été demandé de… payer. Le Camerounais Jean-Marie Teno en faisait cas lui aussi, dans Afrique, je te plumerai !, en 1992 déjà. Vingt ans après, les mentalités ne semblent pas avoir encore beaucoup progressé chez bien des décideurs.









Vidéo réalisée par Sébastien Baudet, à partir des photos reçues, sur une image d'Homme debout de Bruce Clarke, accompagné de la musique de Gaël Faye, Hope Anthem.



Kivu Ruhorahoza est au générique de Munyurangabo, de l'Américain Lee Isaac Chung, comme coproducteur. Au-delà de ce long métrage, Chung est son propre producteur avec sa société Almond Tree Films qui permet de continuer à produire d'autres films au Rwanda, dont les courts métrages Maibobo (Mayibobo) de Yves Montand Niyongabo et Behind the Word de Clémentine Dusabejambo (distinguée au festival CinéSud 2014). Ici se dessine toute une dimension institutionnelle défaillante qui pourrait encourager la création, au-delà du travail de mémoire. Ce sont des initiatives personnelles qui pallient aux manquements des dirigeants africains.

Il est important de souligner le travail patient et profond que mène Eric Kabera, réalisateur et producteur. Il a fondé le Centre Rwandais du Cinéma en 2001, puis le festival de Cinéma du Rwanda et récemment le KWETU Film Institute (KFI) pour soutenir la formation.



Penser et panser le monde

 

Le génocide commis au Rwanda en 1994 est commémoré un peu partout. Le festival de Luxor, en Egypte, a décerné son Grand Prix à Imbabazi : Le Pardon du réalisateur Joel Karekezi. La 30ème édition de Vues d'Afrique : les Journées du cinéma africain et créole de Montréal 2014 programme ainsi le court métrage Les Hommes debout (de Patrick Watkins), autour du travail plastique du Sud-Africain Bruce Clarke (en novembre 2013, il a inauguré une installation à Bègles). Le festival canadien a lieu du 25 avril au 05 mai 2014.

En France, Krysalide Diffusion propose à Lille, avec la CRNPDC (Communauté des Rwandais du Nord-Pas de Calais) et l'AERL (Association des étudiants Rwandais de Lille), une série d'événements pour participer au devoir de mémoire, sensibiliser et ouvrir des espaces de réflexion et de discussions. Cinémondes (le festival international du film indépendant de Lille) programme RWANDA 1994 - Commémoration à Lille du génocide des Tutsis. C'est du 16 au 18 avril 2014, en présence des cinéastes rwandais Jacqueline Kalimunda et Joel Karekezi, ainsi que du Français Jean-Christophe Klotz pour ses deux films qui dialoguent avec deux documentaires du Belge Luc De Heusch, qui tourne au Rwanda depuis les années 50, auteur du premier grand film sur le génocide, en 1996. A partir du 7 avril, Bruce Clarke expose au  Palais des Beaux-Arts de Lille et au Parc Jean-Baptiste Lebas.

 Pour la cérémonie d'annonce de sa deuxième édition de son programme spécial Afrique (soutenu par l'Académie des Oscars pour trois ans), le Festival de Seattle a choisi Sweet Dreams, coréalisé par l'Américaine Lisa Fruchtman et son frère Rob Fruchtman sur un groupe de femmes rwandaises qui se lancent dans le chemin de guérison des blessures du passé (le génocide), pour ouvrir un futur ainsi que le champ des possibles - en créant la première boutique de crèmes glacées dans leur village. Ces femmes appartiennent au Ingoma Nshya, la première et unique troupe féminine de percussions du Rwanda. C'est le 13 avril 2014, au SIFF Cinema Uptown.

 



Bande annonce (en anglais)

 

De Bègles, nous vient cette phrase d'Adélaïde Mukantabana, rescapée du génocide de 1994: "les mots nous manquent, nous les survivants, pour nommer l'impensable". Il faut souligner que face à un génocide même la société y perd ses mots. Le mot "Génocide" est façonné par Raphaël Lemkin en 1944 à partir du grec genos, "naissance", "genre", "espèce", et du suffixe cide, qui vient du latin caedere, "tuer", "massacrer". La définition de 1948 adoptée par l'ONU suppose "l'intention" de détruire tout ou partie. Un homicide, parricide et autres crimes ne sont pas déterminés par leur intentionnalité (volontaire ou pas), il n'y a que dans le cas du génocide où l'intention le détermine, comme si la société a besoin de se convaincre qu'un génocide n'est décidemment jamais accidentel, ni spontané, même si pour le Rwanda cette thèse a prospéré, pour certains personnes victimes de désinformation ou agents d'une propagande (voire d'une négation) qui ne dit pas son nom.

Alors, le cinéma a encore plus son rôle pour penser et panser le monde, une Nécessité, au sens de James Joyce ("Le Drame et la Vie", le 10 janvier 1900).

 

 

Thierno I. Dia

Africiné, Bordeaux

 

À lire :

Afriscope n°35, Spécial génocide au Rwanda :

www.afriscope.fr/spip.php?page=numero&id_article=551

 

Photo : L'actrice rwandaise Ruth Nirere (Matière Grise, de Kivu Ruhorahoza)

Crédit : DR

Thierno I. Dia

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