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Le Challat de Tunis, l'image d'un cinéma qui se cherche
critique
rédigé par
publié le 28/05/2014

Il y a longtemps que la Tunisie n'a pas été représentée à Cannes. Cette année Le Challat de Tunis de la jeune Kaouther Ben Hania, marque un retour timide mais révélateur d'un éveil possible. Il a été programmé en ouverture de l'ACID, une section parallèle dédiée à soutenir les films sans distributeur en France. En tant que nouvelle découverte, le film est bien à sa place à plusieurs titres.

D'abord c'est une première œuvre d'une jeune cinéaste qui promet, ensuite il s'agit d'une représentation de la Tunisie qui n'est pas en rapport direct avec l'actualité médiatisée du pays, comme c'était le cas en 2011 à Cannes (une sélection artificielle, pour rendre hommage au printemps dit arabe), et puis enfin le style du film lui-même entre hésitations, maladresses et recherche de nouvelles formes mérite toutefois le détour.

Ce n'est pas très commun en Tunisie de choisir d'un fait divers qui a marqué l'actualité du pays, comme sujet d'un film. C'est même quelque chose de très rare. Il s'agit d'un film sur un homme qui hante les rues de Tunis, en balafrant les belles fesses des Tunisiennes. De ce point de vue, le film de Ben Henya sort d'emblée des terrains battus du cinéma tunisien, pétrifié dans des stéréotypes et des automatismes qui ont fait leur temps à un certain moment mais qui ont finit naturellement par dater.
La réalisatrice n'est pas à sa première tentative de construire un discours qui accompagne l'actualité avec du recul. Son film précédent (Les Imams vont à l'école, 2010) était un documentaire sur le projet du président français d'alors (Nicolas Sarkozy) de donner aux imams des mosquées françaises une formation supposée conforme aux valeurs de la République et de la démocratie. Le film a été sélectionné au festival international du documentaire d'Amsterdam et n'a pas manqué de marquer les esprits, par la pertinence de l'approche mais aussi par le style humour noir et pince-sans-rire. Ce flirt avec la réalité via le documentaire tout en jouant sur le phénomène subtile de distanciation est aussi présent dans Le Challat de Tunis mais d'une autre manière.

Souvent, quand le sujet du film est très lourd de signification comme c'est le cas dans les faits divers qui défrayent l'actualité, il y a un grand risque qu'il pèse trop sur le travail du cinéaste en termes de réflexion et de mise en forme. Il y a un peu de cela aussi dans Le Challat de Tunis. Le discours reste féministe au premier degré et un peu critique sur les bornes vis-à-vis du pouvoir policier qui tient la société. Ceci est relativisé par une tentative inaccomplie de mystifier le personnage du ‘challat' qui n'est pas élevé au rang d'un type cinématographique et romanesque qui aurait haussé le film à un niveau supérieur encore plus intéressant.

Le style de mise en scène entre fiction et documentaire avec une présence personnelle de la réalisatrice est digne d'intérêt. Néanmoins, il témoigne aussi de beaucoup d'hésitations, et quand celles-ci ne sont pas conscientes, elles tournent en maladresses ou encore en incapacité de lire la réalité avec perspicacité et pertinence. Cela se voit dans la critique un peu trop univoque du machisme de la société tunisienne patriarcale par définition, ce qui empêche toute poésie et emprisonne le film dans le souci du témoignage et de la révolte d'une cinéaste un peu rentre dedans. Ceci peut attirer la sympathie mais pas l'émotion cinématographique, hélas.

Le face-à-face avec le gardien de la prison est une scène révélatrice de ce style qui se cherche et d'une pensée en mal de construction. L'équipe de tournage est confrontée à l'agent qui leur rappelle qu'il est interdit de filmer l'entrée de la prison, comme dans tous les pays du monde, en fait. Ceci n'a rien à voir avec le propos du film. La cinéaste, qui est présente dans la scène, montre l'autorisation de tournage qu'elle a eue des autorités compétentes. Le pauvre agent est exposé à une crise de colère de la cinéaste alors qu'il n'y est pour rien. Ce n'est pas lui qui décide de l'interdiction. Et si la scène est à lire au second degré, et que l'agent est l'incarnation du système d'oppression, ce serait en contradiction avec le fait que l'équipe dispose déjà d'une autorisation délivré par les vrais responsables du système. Et si par ailleurs il s'agissait de montrer que l'agent lui-même est un aliéné du système, le ton et le propos de tout le film devraient être autres.

Le style "grande gueule" et provocateur, à la Michael Moore plagié, n'arrive pas à avoir de cohérence ni en contenu ni en forme. Si on veut s'attaquer directement au système, il faudra provoquer ceux qui en sont responsables. Et si on veut choisir le style oblique de l'humour et de la métaphore, il faudra faire preuve de retenue et de plus de malice. Le mélange des deux pourrait être productif si par derrière il y a une grande force de poésie et de pensée, ce qui ne nous parait pas être le cas ici.

Le Challat de Tunis demeure un film qui est à l'image de la Tunisie actuelle ; une société qui ne sait où donner de la tête et un cinéma à réinventer. La question de la femme est au cœur des débats culturels, sociaux et politiques dans un pays qui est en train de tout refaire. Le style hésitant, conscient ou non - d'une cinéaste qui se cherche - est de ce point de vue intellectuellement honnête. Il est à l'image d'un cinéma dépassé par une actualité dont il ne sait quoi faire : une liberté de ton et de contenu rêvée pendant des décennies, des sujets littéralement au bord de toute rue, une effervescence de discussions sur pratiquement tout,… Il est clair qu'on ne peut plus faire du cinéma en Tunisie en 2014 de la même manière qu'avant décembre 2010.
De ce point de vue, Kaouther ben Hania montre l'une des voies possibles vers un renouveau du cinéma tunisien. Néanmoins, il y a encore du chemin à faire et l'excellence a plus d'exigences que les sujets insolites et les grandes phrases qui disent ce que tout le monde sait et ne sont que de fausses bonnes excuses pour ne pas poser les vraies questions.

par Hassouna Mansouri