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El gort, de Hamza Ouni
Le réalisme, "une affaire de morale" !
critique
rédigé par Ahmed Bouhrem
publié le 09/09/2014
Hamza Ouni, réalisateur
Hamza Ouni, réalisateur
Scène du film
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Auréolé de ses prix au Festival d'Abu Dhabi 2013 (Meilleur réalisateur du monde arabe - catégorie documentaire) et à la 3ème Rencontre des réalisateurs tunisiens (Prix du meilleur film documentaire), El gort* le film documentaire de Hamza Ouni a ouvert la sixième édition de Doc à Tunis. Le théâtre municipal était archicomble, d'autant que le film a beaucoup fait parler de lui.
Le documentaire met en scène le parcours de deux ouvriers de la commune de M'hamdia, située à la lisière ouest de la capitale. Leur travail consiste à charger et à décharger des bottes de foin. L'univers des deux jeunes ouvriers est un peu familier au cinéaste, son père exerçait le même métier, une façon de lui rendre hommage. Le film est construit autour de ces deux personnages, deux amis inséparables qui, malgré la dureté de leur travail partagé entre les routes, les souks, les granges, sont de bonne humeur, gardent le sourire et tiennent becs et ongles à leur métier.



Le cinéaste suit les deux personnages dans leur quotidien et alterne deux types de séquences. Dans le premier, il les a accompagnés dans la cabine du camion et filmé leurs conversations, leurs taquineries et leurs accès d'humeur. Le deuxième quant à lui est conçu comme une interview où les personnages répondent aux questions du réalisateur. De leurs discussions se dégagent une spontanéité remarquable, une certaine lucidité et un incroyable sens de l'espoir et amour de la vie. Les réponses dans l'interview sont moins joyeuses, les personnages prennent un air plus grave et parlent de la réalité de leur métier, de la difficulté de la tâche, de leurs rêves et leurs désillusions, mais sans misérabilisme aucun et loin de tout pathos. Autour de ces deux amis gravitent d'autres personnages : deux routiers, la mère, quelques amis, eux aussi ont leurs lots de malheurs et disent leurs souffrances.

Ce documentaire est un road-movie bien conçu. La bonne humeur des personnages dans la cabine du camion contraste avec la tonalité plus grave des pauses durant lesquelles la vie apparaît dans toute sa cruauté. Du coup, le rythme de la narration a gagné en équilibre et en vivacité à la fois. Saluons au passage le cadrage soigné, le cinéaste nous a épargné les plans saccadés et les recadrages incessants de la caméra portée utilisée à tort et à travers depuis quelques années, dans la plupart des documentaires et même dans la fiction.
Pendant les quatre-vingt minutes que dure le film, on ne quitte pas un instant l'écran. Il faut dire que le réalisateur a su mettre en confiance ses personnages et les six années de tournage lui ont permis d'installer une certaine familiarité avec eux, au point qu'à certains moments les deux amis se sont complètement lâchés et nous ont assourdis les oreilles avec une avalanche de gros mots. Cette familiarité et cette liberté de ton que les personnages ont prises constituent une arme à double tranchant. Quelques entorses à la bienséance au niveau du langage passent lorsqu'elles sont spontanées et justifiées par le contexte, comme cela a été le cas au début du film, mais les deux personnages en ont abusé et nous ont sali les oreilles avec des obscénités pendant des minutes interminables.
La dérive atteint son comble à la fin du film quand le cinéaste croyant pousser au loin le réalisme, nous filme une soirée à la belle étoile réunissant les deux personnages et deux de leurs amis, les premiers, ivres morts, les seconds, apparemment drogués. La discussion entre les deux amis tourne à l'altercation, et il s'en est fallu de peu qu'ils n'en viennent aux mains. Filmant la scène en vrac, le cinéaste semble impressionné, voire dépassé par les deux personnages qui ont profité de la liberté qui leur a été accordée, se sont pris pour des acteurs et se sont mis à débiter des vulgarités pendant une bonne dizaine de minutes, ce qui a curieusement fait le bonheur de quelques spectateurs éblouis par "l'audace" du cinéaste ! Paul Claudel disait : "La poésie continue ennuie". Que dire alors des obscénités ?

Autre bémol : il aurait mieux valu aussi supprimer les questions posées aux personnages, cela fait tout bonnement reportage télé et brise le rythme narratif de l'ensemble. Il n'était pas non plus opportun d'apparaître dans le film. On sait que le réalisateur est là quelque part, derrière la caméra, tenant le micro ou dirigeant son équipe. Son apparition n'est d'aucun apport pour le film.
Pour son premier long métrage documentaire, Hamza Ouni a réussi à nous offrir un film au récit maîtrisé, spontané et plein de sincérité, toutefois, il a été piégé par son souci de réalisme et quelque peu trompé sur la réalité, en partie du moins, à notre sens. Reproduire ce qui est supposé être la réalité en bloc dans toute sa crudité et dans toute son obscénité révèle plutôt une certaine naïveté de la part du cinéaste, d'autant plus qu'à certains moments du film et plus précisément dans la séquence de ladite soirée, cette "réalité" est devenue douteuse. Les personnages habitués à la caméra, se sont pris pour des acteurs, ont forcé le trait et nous ont joué une véritable scène !

Ahmed BOUHREM

* Ce mot "gort" désigne dans le dialecte tunisien la botte de foin. "Gort" est dérivé du verbe "Garrett" issu d'une déformation phonétique du verbe français "garrotter". Par métonymie, l'action de lier la botte de foin par un fil d'acier a fini par désigner l'objet de cette action.

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