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Véronique Kanor : "Notre vrai nom, c'est Afrique"
critique
rédigé par Pélagie Ng'onana
publié le 08/10/2014
Véronique Kanor, réalisatrice et photographe
Véronique Kanor, réalisatrice et photographe
Pélagie Ng'onana (Africiné)
Pélagie Ng'onana (Africiné)
Marcel Manville (1922-1998)
Marcel Manville (1922-1998)
Aimé Césaire (1913-2008)
Aimé Césaire (1913-2008)
Marcel Manville, d'homme à hommes (2012)
Marcel Manville, d'homme à hommes (2012)
La réalisatrice Fabienne Kanor, petite soeur de Véronique Kanor
La réalisatrice Fabienne Kanor, petite soeur de Véronique Kanor
C'est qui l'homme ?, 2008
C'est qui l'homme ?, 2008
La femme qui passe (The Mango Lady), 2010
La femme qui passe (The Mango Lady), 2010
Africiné, Le Leader Mondial (Cinémas africains & Diaspora)
Africiné, Le Leader Mondial (Cinémas africains & Diaspora)

Réalisatrice et photographe martiniquaise, elle est venue présenter ses œuvres en mai dernier à Yaoundé. En particulier, deux documentaires sur Aimé Césaire et Marcel Manville.


Vous êtes l'auteure de deux documentaires qui portent sur des personnalités de caractère: Marcel Manville et Aimé Césaire. Qu'est-ce qui vous a le plus marqué chez les deux ?

Je suis profondément Martiniquaise. Je suis même devenue Martiniquaise. En fait je suis née en France de parents martiniquais. Et la culture martiniquaise, je l'ai connue par bribes, par tous petits morceaux. Quand j'allais en vacances, j'attrapais un petit bout par ci, un petit bout par là, jusqu'au moment où j'ai décidé d'aller vivre là-bas, dans le pays de mes parents, de mes ancêtres. Et j'ai découvert une richesse qui m'avait été un tout petit peu cachée, même si je savais par la littérature, la musique… que c'était vraiment une culture très dense, foisonnante ; mais je n'avais pas vu à quel point. Je suis devenue artiste en Martinique. Je faisais déjà des photos, plus ou moins dans mon coin. Mais là, véritablement mon œil de photographe s'est ouvert et ma façon de faire les films est née en Martinique.






Le premier documentaire que j'ai réalisé a été sur cet homme, Marcel Manville, un avocat de stature internationale qui était copain avec Frantz Fanon, le psychiatre des Damnés de la terre. Marcel Manville défendait le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ça veut dire qu'il a défendu les Algériens qui étaient colonisés, il a défendu certains pays d'Afrique noire, certains en Amérique du Sud ; partout où il estimait que la condition de l'homme n'était pas respectée. Il s'est érigé, il a pris la barre à témoin presque, il a pris sa robe d'avocat comme bouclier, et est allé à la défense des peuples pour qu'ils puissent avoir le droit à disposer d'eux-mêmes. Le fait d'avoir combattu pour d'autres peuples, soudain, il s'est rendu compte que la Martinique, qui était un département français depuis 1946, était finalement en situation de colonie ; que la départementalisation n'avait pas changé grand-chose. Et donc, vivant en France, il est retourné en Martinique pour faire la révolution. Il croyait véritablement en l'indépendance de la Martinique, de la Guadeloupe ; de tous les départements français : Guyane, Réunion compris.
Marcel Manville a ça en commun avec Aimé Césaire. Parce que lui aussi, son premier livre Cahier d'un retour au pays natal porte sur l'indépendance de la Martinique, sur cette nécessité intérieure d'être affranchi, d'être libéré du joug du colonialisme. Les deux films que j'ai faits (Retour au cahier n'est pas forcément un film sur Aimé Césaire - parce que Aimé Césaire c'est très vaste - il porte plutôt sur ce livre qui est un manifeste pour l'indépendance), ont en commun la chose indépendantiste, le fantasme de l'indépendance de la Martinique.

Cette indépendance ne s'est pas vraiment réalisée, et c'est aussi ce sur quoi vous essayez de mettre l'accent dans vos films ?

Effectivement cette indépendance ce n'est qu'une idée, un fantasme. Il y a un groupe d'hommes en Martinique qui tient cette idée là très fort dans la main, mais le peuple ne veut pas de l'indépendance en Martinique. Le peuple a peur de la pauvreté, de la misère. Il a un exemple très proche de cette misère, ça s'appelle Haïti. Et quand le peuple le regarde il dit : "je ne veux pas être comme Haïti". Ils ont vraiment peur que l'indépendance produise, provoque, une situation de paupérisation de l'île. Du coup, ils veulent bien de l'indépendance en soi comme idée, un idéal, comme le soleil qu'on regarde mais qu'on ne pourra jamais toucher. Mais quand on leur demande : "tenez, prenez-le le soleil !", ils ont peur de se brûler la main.

Au dernier référendum en 2010, presque 90% de Martiniquais ont dit non à l'autonomie. L'autonomie c'était avoir un petit peu de compétence, décider d'un peu plus de choses par soi-même, sans sortir du giron de la France. Les Martiniquais ont dit "non, nous ne voulons pas plus d'autonomie, nous voulons être des Français pas moins, mais pas plus". C'est pour dire que cette indépendance c'est comme un chewing-gum qu'on aime bien mâcher mais qu'on recrache après. C'est ce qu'on s'emploie à démontrer, ma sœur [Fabienne Kanor, NDLR] et moi (puisqu'on a réalisé Retour au cahier ensemble). À chaque fois en tout cas, on montre cette réalité : le rêve des grands hommes et le désir du peuple, ce n'est pas la même chose.

C'est la suite du combat alors ? Votre manière en quelque sorte de poursuivre le combat mené par ces deux personnages ?

On a souvent tendance de dire de moi que je suis une militante. Et je crois l'être. Je suis une militante, je suis profondément engagée dans la chose indépendantiste. Je crois qu'il serait nécessaire pour la Martinique d'accéder à un autre statut. Non pas pour expérimenter la pauvreté ou pour se mettre en difficulté. Je pense que ça serait une richesse, pas l'indépendance mais au moins l'autonomie. Au moins, pouvoir décider des programmes scolaires, de quoi enseigner non pas à nos chères petites têtes blondes mais à nos chères petites têtes crépues. Quelle agriculture on a envie de développer, quel partenariat avec d'autres pays on a envie de faire. Donc, effectivement nos films parlent de ça. Les films sont à mon image. Ils sont engagés. On a un point de vue très fort, on n'est pas neutre. De toute façon on ne peut pas l'être dans un documentaire.
On pense que Le Cahier [d'un retour au pays natal], il a eu sa place ; mais il a encore sa place. C'est pour cela que le film se termine par : "s'il manque encore un mot, nous le dirons…". Eh bien, on n'aura pas besoin d'écrire d'autres pages, on n'a qu'à ouvrir Le Cahier à la première page et se laisser séduire par la beauté, la puissance et la véracité des mots d'Aimé Césaire. Parce que tout est dit dans Le Cahier d'un retour au pays natal. Le comment faire ? Pourquoi faire ? Qui être ? On n'a pas besoin de rajouter d'autres mots finalement.

Dès le début des documentaires, vous donnez le ton de votre position. Est-ce une façon de dire : on a assez perdu du temps, il faut agir ?

Bien sûr. Un documentaire ça dure 50 à 60 minutes. Alors on n'a pas le temps de prendre la position inverse, de tergiverser. Dire oui mais… Parce que défendre un point de vue c'est compliqué, il faut aller chercher des documents, des preuves, des témoignages. Il y a tout ça à mettre en scène dans un film et ça prend beaucoup de place. Sauf s'il faut faire un deuxième volet.
En même temps, on ne dit pas que ça serait mieux l'indépendance, c'est vrai qu'on est de ce côté là, on le suggère. Mais moi je ne ressens pas du tout le besoin de prendre l'avis de ceux qui sont contre l'indépendance, ni forcément de ceux qui sont pour. Quand on parle du Cahier, on essaye de comprendre pourquoi Le Cahier. On se met dans la position de : "nous on aime Le Cahier, on ne va pas le démonter, on va dans le sens du Cahier".

En Martinique il se trouve que ce n'est pas une position fantaisiste, tous les gens qu'on a rencontrés sont fascinés par Le Cahier ; l'idée d'une indépendance peut-être un peu moins. D'ailleurs, il y a une femme qui ceci dans le documentaire : "si on donnait l'indépendance à la Martinique qu'est-ce qu'ils en feraient ?". On le dit aussi dans le commentaire, que les Martiniquais ne veulent pas de l'indépendance. On ne ment pas, on ne cache pas les choses. On dit simplement : notre position, elle est celle-ci, la position de la Martinique elle est celle-là, et celle d'Aimé Césaire elle était celle-ci. Pourquoi le Cahier est né dans ces conditions là ? De quoi il a été témoin ? Et ce qui l'a provoqué c'est un sursaut indépendantiste et une raison de croire en l'indépendance à l'époque ; et ce qui l'a accompagné ce sont les indépendances d'Afrique. Et ça, ce n'est pas rien.

Pourquoi cette image d'un tissu multicolore à la fin de Retour au Cahier ?

Elle a été prise sur un bateau qui relie la Martinique à la Guadeloupe. C'est une femme qui est debout, il y a le vent dans sa jupe. C'est un tissu un peu bariolé, un peu africain et avec le mouvement du vent, la vitesse du bateau, ça fait une impression très bizarre. C'était simplement pour ne pas oublier que le Cahier c'est du surréalisme. Et cette image est surréaliste.
Voilà, on ne sait pas exactement ce qui se passe, on entend le texte de Césaire, on colle une image où on sait bien que toute image de bateau, de mer, de vent… ça fait penser à la liberté. A l'ailleurs. Je trouve aussi qu'il y a une parole forte d'Aimé Césaire qui dit : "Debout et libres, debout à la barre, debout sur le pont, on sort des calles et on va sur le pont". Et cette image de fin est filmée à l'extérieur des calles.

Que représente pour vous le fait de venir présenter vos films au Cameroun ?

Je pense que l'histoire de la Martinique et celle de l'Afrique en général sont forcément liées. Historiquement, nous sommes un bout de terre de l'Afrique qui a été craché dans la Caraïbe. Nous nous appelons Martinique, Guyane, Guadeloupe, Réunion, mais notre vrai nom c'est Afrique. Et pour nous c'était très important et très fort de ramener ces bouts de terre au pays, au continent natal. Le Cameroun, ce n'est pas une terre neutre, il y a eu aussi de la déportation d'esclaves de Bimbia, ils sont surtout du côté de l'Amérique.
Donc, montrer ces films sur une terre où des hommes ont été déracinés, ça du sens. Montrer au Camerounais qu'on est toujours là, et on vous regarde toujours. On vous attend toujours et on vous aime encore. Est-ce que notre place est restée dans l'album de famille ? C'est aussi une question que l'on pose.

Et quelle est la réponse qu'on vous donne ?

Oui, vous êtes toujours dans l'album de famille. Moi c'est ce que j'entends. Mais on ne sait pas exactement comment vous êtes, la photo est un peu floue. On ne vous a pas oublié, dites-nous, racontez-nous comment vous vivez ? Ça veut dire quoi pour vous être noirs ? Comment vous portez votre négritude alors que vous êtes Français quand même ? Et puis vous êtes quand même du côté de l'Amérique, vous êtes dans un pays de droits, de libertés et d'abondance. Est-ce que vous vous souvenez que vous venez d'Afrique encore ? J'ai entendu plutôt des membres de la famille Afrique un petit peu soucieux de savoir si finalement on ne les avait pas nous oubliés.




La noiraude par eikichi


Dans un contexte de divisions raciales en Martinique, est-ce facile de mener un combat pour l'autonomie dans un environnement pareil ?

C'est compliqué. La Martinique ça été un pays qui s'est construit sur l'animalité, la barbarie humaine. C'est un pays qui s'est construit en disant à la majorité de la population, les Noirs, que c'est pas beau d'être Noir. C'est moche, ça met en esclavage ; ça ne vaut rien d'être Noir. Du coup, les Noirs, dans leur non existence, pour exister ont voulu être l'égal de l'homme libre, le Blanc. Donc, il y a eu toute cette aliénation au Blanc qui s'est produite, et petit à petit grâce à Césaire notamment, la couleur noire a été revalorisée. Il a fallu du temps et il en faut encore. C'est encore bien soudé tout ça.
Mais la couleur noire c'est quelque chose qui est très présent. Le clair, le foncé, il y a plein de termes pour identifié la façon d'être noir, le colorie. Et ça a beaucoup divisé. Aujourd'hui, ce que je ressens c'est qu'être Noir c'est bien ! et c'est mieux qu'être clair. C'est un signe de force, de guerrier… Finalement c'est exactement le même processus. C'est pas mieux d'être plus noir ou plus clair. On est Noir c'est tout. Tout comme il y a des brins, des châtains, des roux… ça ne devrait pas être un critère. On ne devrait pas avoir soudain un engouement pour le plus clair ou un engouement pour le plus foncé. Ça veut dire qu'il y a encore de l'aliénation, que le peuple n'est pas libre. Ça veut dire qu'il y a encore quelque chose dans son psychisme qui n'arrive pas à réunir les différentes strates de lui-même.

Quel est jusque-là le parcours des deux films ?

Ils sont diffusés en Télévision, tournent dans des festivals. Marcel Manville, d'homme à hommes (sorti en 2012), a été sélectionné au Fespaco dans la catégorie Diaspora. Je n'ai pas gagné mais j'étais fière que le film fasse partie des quatre sélectionnés. Parce qu'au Fespaco la diaspora intègre Cuba, Brésil… tous les Noirs déportés, pas seulement les Antilles.
Quand je le passe dans les festivals français qui ne se sentent pas spécialement concernés par cette histoire, ils sont très émus et touchés par l'histoire de Marcel Manville et par l'histoire de cette île qui essaye malhabilement d'être elle-même. Quant à Retour au Cahier (sorti en fin 2013), avec le Cameroun c'est sa première grande sortie.

Et la réaction des Martiniquais ?

Les gens sont très critiques avec le documentaire sur Marcel Manville qu'ils ont déjà regardé. Ils disent : il aurait fallu parler de ci, de ça… Pourquoi tu n'as pas dit qu'il aimait se baigner dans telle plage ? Bon, les gens ne regardent pas le film avec mon regard à moi, ils se font leur film. Beaucoup de gens ont connu Marcel Manville. De toutes façons, faire un film c'est couper, faire des choix, je n'avais qu'une heure pour faire le film. Et j'ai choisi un angle très précis, celui d'un homme qui va tout faire pour que la Martinique retrouve le droit disposer d'elle-même.

Le cinéma en Martinique, où le positionnez-vous par rapport à l'Afrique ?

On est un peu en retard par rapport à l'Afrique en matière de cinéma antillais. On a eu notre heure de gloire avec Euzhan Palcy qui a remporté le Lion d'argent à la Mostra Venise avec son film Rue Case-Nègres. Ça l'a propulsée et le film a fait une très belle carrière. Puis il ne s'est rien passé d'autre pendant très longtemps. Ensuite, on a deux autres films comme ça. C'est un cinéma qui avance de manière bancale, comme un chien à trois pattes. Il y a des trucs qui émergent puis ça retombe. Il n'y a pas forcément une économie viable.
Nous sommes dépendants de la France. Les subventions, nous les demandons à Paris. Et là-bas quand ils regardent nos sujets ça ne les intéressent pas spécialement. Donc, on n'a pas forcément des subventions de manières massives pour faire nos films. Il y a des conseils régionaux qui nous aident mais ce n'est pas suffisant. Pour faire des documentaires ça va ; il y en a de plus en plus. Mais la fiction ça rame.
En Afrique vous avez quand même une tradition de cinéma. Avec de grands réalisateurs. Un cinéma identifié qui a eu ses heures de gloire et qui a eu aussi des moments creux, avec des ressaisissements. Abderrahmane Sissako vient de remporter deux prix au festival de Cannes [Prix Signis et Prix F. Challais, pour Timbuktu, ndlr]. On a là une industrie qui fonctionne quand-même, même si elle est sous perfusion européenne.

La photographie et le cinéma racontent tous une histoire, lequel des deux atteint facilement le public ?
Je suis aussi photographe mais mes photos émergent depuis très peu de temps. Mon cinéma touche beaucoup plus les gens que les photos qui sont une histoire de timing. C'est vrai que c'est la même histoire que je raconte, c'est toujours cette solitude de la Martinique, cette solitude de l'être humain. Souvent je les confonds.
Pour moi, la Martinique c'est une femme. C'est une femme seule, qui se débat, qui cherche son mari, qui cherche ses enfants, qui cherche ses parents. Qui cherche quelque chose. Qui cherche son avenir.

Propos recueillis par Pélagie Ng'onana

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