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L'enseignement de Sembène Ousmane
Festival de Cannes (13-24 mai 2015)
critique
rédigé par Hassouna Mansouri
publié le 18/05/2015
Hassouna Mansouri (Africiné)
Hassouna Mansouri (Africiné)
Samba Gadjigo, coréalisateur sénégalais de Sembene !
Samba Gadjigo, coréalisateur sénégalais de Sembene !
Jason Silverman, coréalisateur américain de Sembene !
Jason Silverman, coréalisateur américain de Sembene !
Ousmane Sembène, réalisateur sénégalais
Ousmane Sembène, réalisateur sénégalais
Youssef Chahine, réalisateur égyptien
Youssef Chahine, réalisateur égyptien

Chaque édition du festival de cannes soulève la question de la présence/absence de l'Afrique du festival le plus important au monde. Est-ce à dire que la question se pose aussi quand on pense à la place du continent dans le monde du cinéma ? La projection de La Noire de... dans le cadre de la section Cannes Classics est une invitation à penser d'une manière autre cela est d'autant plus vrai que le documentaire Sembene! de Samba Gadjigo et Jason Silverman soulève des questions encore plus brulantes quant au présent et au futur de la représentation de l'Afrique. Ne pas participer à une édition, ou même un festival, combien même ce serait le festival de Cannes, n'est-il pas en fin de compte une question secondaire par rapport l'absence de l'histoire du cinéma. Ne se trompe-t-on pas d'enjeu en pensant au court terme ?

Sembène Ousmane s'est battu dès 1963 avec Borom Sarret, et déjà avant dans ses romans et à travers son parcours de militant, pour la visibilité de l'Afrique. En cinquante ans, force est d'admettre qu'il a réussi à donner à l'Afrique la place qu'elle mérite dans l'histoire du cinéma. C'est en partie l'idée du film. En 1966, il venait présenter à Cannes le premier long métrage jamais réalisé par un Africain en Afrique sub-saharienne et sur l'Afrique pour raconter une histoire africaine. Le monde vit enfin l'Afrique après les indépendances dans les traits authentiques de Thérèse Mbissine Diop (dans le rôle de Diouana). Le cinéma révélait le continent comme un gisement de promesses d'histoires.
Sembène reviendra maintes fois à la croisette, comme membre du jury international, avec d'autres films quand ceux-ci n'étaient pas censurés, ou encore pour donner une leçon de cinéma ou enfin, cette année, à travers l'hommage qui lui est rendu par le festival de Cannes et la Fondation du Cinéma du Monde (World Cinema Foundation) qui a restauré La Noire de …. Cette dernière à elle seule est une reconnaissance suprême comme pour boucler la boucle d'un combat mené avec persévérance conviction et force de titan. Cela n'est pas sans laisser penser à un autre cinéaste africain, l'Egyptien Youssef Chahine, qui reçut une palme d'or pour l'ensemble de sa carrière lors du 51ème Festival de Cannes. À cette occasion, il prononça, du haut de la scène du palais des festivals, sa célèbre phrase adressée aux jeunes cinéastes, et surtout cinéastes africains, leur conseillant de patienter et de travailler dure.

Sembène, comme Chahine, font partie de l'histoire du cinéma mondial et de ce fait ils ont fait entrer l'Afrique dans l'histoire, non pas seulement par les consécrations qu'ils ont eues, mais surtout par l'œuvre qu'ils ont léguée.
L'un des enseignements du documentaire de Gadjigo et Silverman porte sur le devoir de mémoire. Le film est fait à la première personne, celle de Samba Gadjigo, universitaire aux Etats-Unis d'origine sénégalaise, qui s'en est acquitté à sa manière. Mais si le combat de Sembène fut de faire des films qui soient tout simplement africains, la question cruciale que le film pose demeure : et maintenant ? Sembène est parti après avoir mené un combat qu'il s'est assigné à lui-même et que personne ne l'y a poussé. Qu'en est-il de son œuvre ? Les bobines de ses films sont dans un tel état de délabrement, tout comme son Ceddo, que l'on penserait tout de suite que ces images vont disparaître à jamais. L'Occident restaure La Noire de… et la pérennise, soit. Mais, qu'est-ce qui est fait en Afrique pour Sembene et pour les autres qui sont partis tout en laissant des trésors. Est-ce un destin de dilapider ce legs ? C'est grâce à Sembene que l'image de l'Afrique côtoie celle du reste du monde dans la section dédiée à la mémoire cinématographique du monde, celle léguée par Visconti, Welles, Duvivier, Renoir, Solanas, De Oliveira,… pour ne citer que quelques noms de la sélection de cette année.

Sembène a réussi son pari. Il y a maintenant deux autres grands défis qui s'imposent. Le premier est qu'un autre Sembène (ou plusieurs) prenne la relève. Cela ne peut, certes, pas être dans le sens de l'imiter bien sûr comme il aimait lui-même répéter. Il faut faire mieux que lui. Les nouvelles générations sont condamnées par la force des choses à inventer un autre cinéma face aux défis qui les attendent. Le deuxième c'est un peu ce que Gadjigo fait à la manière d'un biographe-griot dans sa tenue moderne de professeur à l'université : perpétrer les enseignements des ancêtres.
Gadjigo disait que la première fois qu'il a lu un texte africain - et il fallait bien que ce fût un texte de Sembène - c'était à l'âge de 17 ans (moi-même c'était après mes vingt ans). Plus de cinquante ans plus tard, l'on se demanderait à quel âge les jeunes africains d'aujourd'hui lisent leurs textes fondateurs ? Et s'ils en lisent ! Il est temps que l'Afrique reconnaissent le sacrifice de ses enfants et les mette en valeur non pas seulement à travers la critique qui assurera l'immortalité des œuvres mais aussi, il est irresponsable face à l'histoire que les politiques culturelles et éducatives en Afrique ne fassent pas la place en priorité, voire en urgence, due aux cinéastes et aux hommes de lettres.

Hassouna Mansouri
Correspondance spéciale
Cannes

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