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MORBAYASSA, de Cheick Fantamady Camara
Une réflexion sur les liens familiaux
critique
rédigé par Luísa Fresta
publié le 08/06/2015
Luísa Fresta (Africiné)
Luísa Fresta (Africiné)
Cheick Fantamady Camara, réalisateur guinéen
Cheick Fantamady Camara, réalisateur guinéen
Actrice Fatoumata Diawara dans Morbayassa
Actrice Fatoumata Diawara dans Morbayassa
Fatoumata Diawara (Bella) danse la morbayassa
Fatoumata Diawara (Bella) danse la morbayassa
Koumba (Fatoumata Diawara) & Vanessa (Claire Simba, en rouge)
Koumba (Fatoumata Diawara) & Vanessa (Claire Simba, en rouge)
Teddy Atlani & Claire Simba
Teddy Atlani & Claire Simba
L'actrice malienne Fatoumata Diawara, dans Morbayassa
L'actrice malienne Fatoumata Diawara, dans Morbayassa

Pour son deuxième long-métrage de fiction, Cheick Fantamady Camara est entouré d'un noyau d'acteurs dont certains faisaient déjà partie de son premier film, Il va Pleuvoir sur Conakry. Alex Ogou joue le rôle d'un chargé de mission des Nations Unies, un personnage sobre et discret qu'il assume de façon fluide, sans ruptures. Fatoumata Diawara - la belle chanteuse et actrice, à l'aise dans les deux registres - démontre à nouveau sa sensualité et charisme dans ce rôle exigeant aussi bien au niveau physique que psychologique. Son personnage, en réalité, n'en est pas un mais plutôt deux : celui de la prostituée devenue otage de la mafia locale dans un bordel de luxe de Dakar et celui de la mère qui cherche désespérément sa fille, lorsqu'elle part aussi à la rencontre de son propre destin.



Le serment de Koumba est - si ses désirs sont exaucés - de danser le Morbayassa dans son village natal, une danse rituelle de la culture mandingue. Le Morbayassa est une tradition à laquelle se soumettent surtout les femmes qui remercient les ancêtres quand elles arrivent à procréer. Koumba est d'abord Bella, dans la première partie du film, lorsqu'elle est encore au Sénégal. C'est une danseuse et chanteuse tenue en esclavage comme prostituée par Kéba, l'exécrable propriétaire du cabaret, proxénète, patron (et client honoraire avec toutes les prérogatives qui en découlent), qui gère sa "marchandise" en recourant à la terreur, à la contrainte ("même Dieu ne peut rien pour vous") et à la violence. "Ses filles", qui ne rêvent que d'évasion, essayent de s'enfuir à plusieurs reprises, pourtant sans succès. Kéba dispose de bras longs et des contacts bien huilés lui permettant de les localiser dans n'importe quel point du pays et les faire revenir de force au bordel où les châtiments et la brutalité ne se font pas attendre.

Cheick se sert de ce film pour nous donner une image à vol d'oiseau de plusieurs venins qui empoisonnent le développement des sociétés en général, dans ce cas dans un contexte urbain et africain. Il est surtout question de corruption, de trafic d'influences, de soif démesurée de pouvoir, de violence à l'égard des femmes. On assiste ici et là à des moments d'humour populaire, de façon à attirer l'attention d'une façon suave et perceptible sur le fléau de la corruption, comme dans le cas de ce passager français qui voyage en bus sans carnet de vaccination et qui, dans un poste de contrôle à la frontière du Sénégal se voit accusé d'être un "demi sans-papiers" et de vouloir contaminer la région ! En plus, il suggère, de façon naïve qu'on lui passe un "reçu" pour ce qu'il considère être une "amende" …

Mais le film ne se limite pas à dénoncer (quelque chose que le cinéaste avait déjà fait clairement lors de son premier long-métrage). Il donne aussi la place au romanesque et au conte de fées contemporain, extrêmement improbable, comme ils le sont tous, et donc plus attendrissant. Le jeune diplomate de l'ONU, Yelo, s'intéresse affectivement à Koumba ; ce qui les rapproche c'est essentiellement une origine commune (Guinée Conakry) et aussi une certaine désillusion par rapport au monde, une tendance à déconstruite des utopies qui les mène à une plongée irréversible dans l'autre. Chez Bella, les motifs de révolte et méfiance sont plutôt clairs, étant donné son histoire dramatique que nous détaillerons plus tard. Tandis que chez Yelo cet amertume et son scepticisme proviennent surtout d'une vision romantique de la vie, ce qui l'emmènera à la poursuite de ses propres projets, basés sur l'intuition, la foi et une bonté viscérale (presque déplacée, de nos jours). Il se sent loin du formalisme des institutions, tellement imprégnées de vices et plongées dans la technocratie qu'elles n'ont plus qu'une relation très superficielle avec ses principes fondamentaux et ses valeurs intrinsèques.

Face au joug de Kéba, Bella doit déterminer si les chaînes de la peur ne sont pas plus fortes que celles de la mafia. Afin d'essayer de se bâtir un avenir, elle devra retourner vers son passé. Pour renaître, il lui faudra redevenir Koumba, retrouver sa vraie identité. Sa fille, Vanessa, est une princesse africaine qui a grandi dans le 20ème arrondissement parisien. La jeune femme devra arriver à coller les morceaux de sa personnalité dans sa dimension sociologique, culturelle et familière, si elle accepte de vivre le "N'nakani" (qui signifie "l'amour de sa mère", en mandingue). Le choc de cultures pourrait être un écueil.

Comme dans les contes de fées les moments heureux sont toujours précédés par des péripéties et des mésaventures angoissantes, mais jamais ennuyeuses. À part les liens familiaux ces deux femmes n'ont apparemment rien en commun. Nous avons, d'un coté, une mère adulte et guerrière, une combattante boursouflée de souffrance et endurante, et d'un autre, une poupée de 17 ans complètement déracinée ("j'en ai rien à foutre de l'Afrique, mes parents, ils sont morts"), fragile et gâtée, élevée au milieu d'un grand vide existentiel, dans une atmosphère de luxe, faisant preuve d'une personnalité inconstante et hésitante, encore sous l'effet du cocktail hormonal de l'adolescence. Un grand coup de chapeau pour cette jeune actrice, Claire Simba, qui joue de façon très sûre cette phase de la vie (dans un contexte urbain et européen d'une famille de classe moyenne supérieure), et que certains considèrent "une maladie qui guérit avec l'âge".
Koumba arrivera-elle à danser le Morbayassa ? Ceci est le grand leitmotiv de ce film, lequel constitue une opportunité de réflexion sur les liens familiaux et les vraies motivations des êtres humains, les lumières qui nous éclairent même dans les ténèbres et les combats qui se tiennent contre l'adversité.
Après le succès de son premier film ; Fantamady Camara a encore réussi ce nouveau pari, en se servant de ce long-métrage très rythmé. Le scénario à tiroirs repose sur une histoire belle et substantielle, racontée par un regard africain et une vision universaliste des choses de la vie.

Luísa Fresta

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