AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
24 937 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
Rencontres Tënk : Entretien avec Jean Francois Hautin, formateur, président de Lumière du monde
"Beaucoup de producteurs et diffuseurs ont tous été étonnés de la variété et de la qualité des projets"
critique
rédigé par Bassirou Niang
publié le 13/10/2017
Jean-François Hautin, formateur français
Jean-François Hautin, formateur français
Bassirou Niang (Africiné Magazine)
Bassirou Niang (Africiné Magazine)
Saint-Louis 2016
Saint-Louis 2016
Saint-Louis 2017
Saint-Louis 2017
Lumière du Monde
Lumière du Monde
Africiné Magazine, the World Leader (Africa & Diaspora Films)
Africiné Magazine, the World Leader (Africa & Diaspora Films)

Les rencontres Tënk - enchâssées dans le Festival du documentaire de Saint-Louis - sont devenues la tradition d'une rencontre entre les idées, les projets et le cinéma, surtout lorsque la tendance informe sur la prise en charge de sa propre image. Les contours nous sont mieux donnés à voir dans cet entretien que nous accorde Jean-François Hautin, président de Lumière du monde, l'association de producteurs sur toutes les zones où l'on fait des rencontres de co-production entre de jeunes réalisateurs et de producteurs pour développer professionnellement le secteur du documentaire de création. En neuf ans de participation aux rencontres Tënk en tant que producteur, il a aidé beaucoup de jeunes réalisateurs africains à traduire en concret leurs projets de film documentaire. Actuellement, il est devenu formateur et animateur de Tënk. Par ailleurs, il a été Président de l'association des producteurs aquitains. Depuis 2007, il est formateur dans le programme Africadoc.


Pouvez-vous, s'il vous plaît, nous expliquer les grandes lignes du projet Tënk ?

Tënk, c'est un projet initial qui était Africadoc. C'est parti de l'idée de Jean-Marie Barbe qui a défendu le documentaire de création depuis des années en France où il y avait un combat à mener. En effet, les grandes chaînes de télévision abandonnaient peu à peu le documentaire de création, et on avait comme partenaires des chaînes locales ; ce qui fait qu'on était entré dans une autre économie. Un moment un peu déçu de ce qui passait dans l'Hexagone où il y avait quand même des gens qui se battaient pour maintenir le documentaire de création, Jean-Marie s'est dit qu'il faudrait peut-être aller voir ailleurs. Le constat fait depuis longtemps, mais c'était difficile à mettre en place. L'Afrique avait toujours été filmée de l'extérieur - il y a eu quand même quelques grands réalisateurs au niveau de la fiction et quelques uns au niveau du documentaire comme Samba Félix Ndiaye du Sénégal - mais que les jeunes Africains ne prenaient pas en main leur propre image. Il est donc venue l'idée de donner l'occasion, par des résidences d'écriture, de mettre le pied à l'étrier à des auteurs. Qu'est ce que c'est de prendre des images documentaires de sa culture, de ses traditions, de son histoire, de ses histoires personnelles ou de ses histoires de pays ? Et donc ça a commencé par des résidences d'écritures, il y en a eu 14 à Gorée, pour détecter de jeunes réalisateurs qui avaient envie de faire des images, qu'ils aient déjà une expérience ou non. Peu à peu, ça a pris de l'ampleur ! Et 14 ans après, c'est devenu ces rencontres de co-production où on a constitué un vrai réseau sur toute l'Afrique francophone, d'Afrique de l'ouest, d'Afrique Centrale, représentant une vingtaine de pays dans lesquels, peu à peu, des réalisateurs ont été formés, puis ont formé leur collègues, ont initié d'autres personnes au documentaire de création, et qui se rencontrent tous les ans ici à Saint-Louis du Sénégal pour présenter leurs projets à des partenaires producteurs du Nord, du Sud et à des télévisions européennes et africaines.

N'avez-vous pas le sentiment que bon nombre de projets présentés à ce Tënk sont assez intimistes, comparé à ce qui se fait sur des thèmes comme la révolution dans le monde arabe ?

Au départ, c'est vrai, c'était des films personnels. Ce n'est plus le cas : maintenant, on trouve des films qui nous parlent de l'histoire, comme par exemple pour cette rencontre de cette année. C'est vrai, souvent, c'est à travers un regard personnel, mais c'est beaucoup plus intéressant dans ces formes de documentaires que d'avoir, par exemple, pour parler de l'histoire ou des révolutions, des experts, des hommes politiques. Là, l'histoire africaine nous est présentée par des réalisateurs africains qui la voient à travers leur propre regard, à travers l'expérience de leur père, de leur grand-père ou de leur propre expérience, comme on l'a vu l'année dernière avec un jeune réalisateur qui avait fait des images sur la révolution burkinabée, et de l'intérieur parce qu'il faisait partie du mouvement Le Ballet Citoyen. Avec sa caméra, il nous a donné des images que personne d'autre ne pouvait faire. C'est intéressant dans le documentaire de création d'avoir ce regard personnel. Ce qu'on demande, c'est d'avoir un point de vue pour ce que l'on filme. De plus en plus, on a de jeunes réalisateurs qui s'intéressent à des faits de société, à l'histoire, à la crise économique et ont même un regard plus global sur le monde, sur l'universalité. Mais ce ne sont pas des films intimistes ; ce sont des films qui racontent l'Afrique.
Alors que dire des projets 2016 de ces jeunes réalisateurs ? Les projets de cette année ont été diversifiés. Il y a, par exemple Wabinlé Nabié, le Burkinabé, qui nous présente un projet de film sur les scarifications, mais qu'il restitue dans un contexte social. Qu'est ce que ça représente aujourd'hui pour l'identité ? Qu'est ce que ça représente pour l'appartenance à une communauté ? Lui-même scarifié avait accepté ces scarifications, malgré la douleur que ça représentait. Il y a aussi cette dimension nouvelle qui est de dire qu'il faut protéger l'enfant de la souffrance. Il y a peut être d'autres moyens de manifester cela. C'était son problème personnel, parce que, lui, il a vécu la scarification. Aujourd'hui, il a plus de la trentaine, mais il restitue dans un contexte social qui nous questionne tous, qui questionne toute l'Afrique parce que les scarifications, ce n'est pas qu'au Burkina-Faso ; ça concerne beaucoup de pays d'Afrique.
D'un autre côté, sur les phénomènes de société, on a un projet de Delphe Kifouani qui nous vient du Congo Brazzaville s'interrogeant sur une forme de secte concernant un million de personnes et qui a des enjeux politiques parce que le président Sassou Nguesso y accorde une attention, parce que ça peut se transformer en conflit national. C'est donc un regard très politique. Cela, pour dire que les projets sont très variés. Il y a Chantal Julie Nlend, la Camerounaise, qui nous présente l'histoire du Sénégal à travers la vie de son grand-père qui a été témoin du début de la colonisation, des guerres d'indépendance qui ne sont pas connues en France, qui y sont même occultées, et qui nous fait découvrir justement cette histoire qui nous touche aussi au Nord. Il y a eu une jeune Camerounais qui a fait un film sur cette terrible guerre d'indépendance qui a été la plus meurtrière d'Afrique. En France, on n'en parle jamais. Et à travers le regard de son père qui était un maquisard de l'UPC, on comprend ce qui s'est passé au Cameroun à cette époque-là.
On a aussi des projets sur les traditions ; des projets plus intimes comme celui de la Malienne Hawa Aliou Ndiaye [L'Absence, ndlr] qui, à travers ses traumatismes psychologiques personnels, nous amène à découvrir une forme de société malienne très particulière, comme elle nous le dit, qui est quand même classée patrimoine immatérielle de l'humanité parce que c'est une référence de la culture sensible africaine, au-delà des croyances occultes qui est un vrai phénomène de société nous venant peut-être de l'animisme, mais qui marque très bien l'Afrique. C'est toujours ce lien entre sa propre histoire qui est très intime, parce qu'elle va très loin dans la mise à nu de ce traumatisme psychologique, et qu'elle lie à ce fait de société très ancien au Mali qui peut lui permettre de se sauver.

Pensez-vous que les résidences d'écriture ont porté leurs fruits ?

Ah, oui ! les résidences d'écriture permettent justement aux auteurs de ne pas être seuls, de ne pas à avoir à écrire seuls, d'être confrontés au regard des résidents qui sont avec eux - puisqu'ils sont une douzaine ou une quinzaine par résidence, qui sont souvent de cultures différentes parce que venant de plusieurs pays d'Afrique - et aussi d'avoir l'expertise d'encadreurs africains ou français ou belges qui viennent leur parler de leur expérience, de leur habitude de l'écriture et ouvrir ainsi leur regard. Cette année, je n'ai pas animé de résidence, mais je l'ai fait durant les années précédentes. Entre le moment où les auteurs arrivent en résidence et le moment où ils présentent leurs projets respectifs - pas tous évidemment -, à 90%, il y a une forte évolution.

Quel bilan faites-vous de Tënk 2016 ?

Le bilan, c'est qu'on a vu beaucoup de projets évoluer. Certains ont complètement changé parce que leurs auteurs ont été sur de mauvaises pistes et qu'ils ont pris conscience qu'il fallait traiter autrement le sujet, l'aborder autrement avec un regard plus ouvert, plus universel. Et là, le bilan, comme je l'ai dit tantôt, beaucoup de producteurs et diffuseurs venant de France, de Belgique (appartenant à la RTBF ou à des chaînes locales françaises) ont tous été étonnés de la variété et de la qualité des projets, de la découverte vers laquelle ça nous amène et de la personnalité des auteurs, parce que c'est ça aussi qui est important pour eux.
Vous savez, un documentaire de création, il faut deux ans pour le réaliser ; il faut donc un rapport humain assez fort. Voilà pourquoi, après avoir échangé sur les projets, producteurs et auteurs prennent le temps d'échanger humainement pour voir s'ils peuvent travailler ensemble, monter des co-productions, travailler en collaboration sur l'écriture, sur la préparation des tournages. En trois voire quatre ans, on a eu un très très bon niveau où tout le monde est étonné. Des gens qui venaient cette année pour la première fois, et qui étaient habitués à faire des rencontres avec des auteurs d'autres pays en Europe, en Amérique du Sud ou en Asie, trouvent que le niveau est excellent.

Comment expliquer l'absence de certaines grandes télévisions à ce Tënk 2016 ?

Comment l'expliquer ? Il faudrait peut-être le leur demander. Au sein de Doc Monde qui est l'Association qui gère l'ensemble des résidences qui se passent dans 7 ou 8 zones, il y a un réseau qui s'appelle "African Doc Tv" qui a contacté toutes les télévisions africaines. Lesquelles peuvent acquérir un catalogue de films à des prix tout à fait abordables, surtout en cherchant des sponsors. On a de la chance qu'Orange vienne ici et pourrait aider les télévisions à ouvrir des cases documentaires pour financer l'achat des droits, parce qu'on connaissait les mauvaises pratiques des télévisions africaines : ce sont les réalisateurs qui payaient pour que leurs films soient diffusés. Il faut arrêter cela ! On est quand même dans une économie de développement ! Alors, pourquoi elles ne viennent pas ? Je ne sais pas ! Il y a la télévision ivoirienne qui vient d'ouvrir une section documentaire. Le directeur de ce service était présent à ce Tënk. Je pense qu'il va prendre des films. On avait l'ORTM (Mali) qui était régulier ces trois ou quatre dernières années et qui n'est pas venue pour cette édition 2016.
Et bien sûr la grosse déception, c'est la télévision sénégalaise qui n'est pas venue. De Dakar à Saint-Louis, c'est 3 à 4 heures de route. Elle était invitée et elle n'est pas venue. Ça aussi, c'est une grosse déception ! La télévision tchadienne est venue ; le responsable de cette télévision est un ancien étudiant du Master de cinéma à l'université de Saint-Louis qui était dans le réseau. "Sa" télévision lui a permis de voyager et de venir ici. Une télévision privée burkinabée est aussi présente. Mais les autres, on aimerait qu'elles soient là, surtout que c'est important de diffuser.

Pour certaines, il y a la question des langues puisqu'il y a des films qui sont en langues locales, avec sous-titrage en français. On est en train, ici à Saint-Louis, de mettre un système pour faire le doublage dans les quatre ou cinq langues principales d'Afrique : wolof, bambara, haoussa, moré, peul pour que ça soit mieux compris. C'est vrai que là, ça va être une grande aventure. Il y a un dossier qui a été déposé en Europe pour soutenir ce projet. J'espère que ça les motivera. C'est un peu l'une des raisons du refus de participation de ces télévisions qui sont absentes. Elles disent qu'un film en wolof, sous-titré en français, diffusé à Niamey, n'attirera pas le public. C'est pourquoi on a mis en place ce projet de doublage. J'espère que l'Europe, dans le développement de la coopération, comprendra qu'il faut financer ce projet. Et je pense que ça créera des ouvertures.

Quelles seront les perspectives pour ce Tënk ?

On en est quand même à dix ans d'existence. C'est une belle expérience ! C'est quelque chose de bien ancré aujourd'hui dans le paysage culturel, je dirais, au-delà de l'audiovisuel et du cinéma en Afrique. Il y a partout aujourd'hui des réseaux avec de jeunes réalisateurs et de jeunes producteurs qui ont créé des réseaux Africadoc quasiment dans tous les pays francophones, et qui créent une émulation entre eux, qui multiplient les actions. Et ils ont pris conscience qu'aujourd'hui ils sont professionnalisés, que c'est une économie, toute petite bien sûr, l'économie de la culture, et que justement ils en font prendre conscience à leurs gouvernants qu'il faut un peu d'argent dans la culture pour développer cela. On est dans un secteur que chez nous en France on appelle industriel ; ça veut dire que ça développe des emplois et fait la renommée du pays. Moi, je cite toujours l'exemple du Niger où un jeune réalisateur [Sani Magori, ndlr] qui était passé ici au Master, a fait deux films montrés dans une dizaine de festivals dans le monde et dont l'un a obtenu des prix partout parce que c'est un film qui marquait. Le Niger a été mis en avant par un élément culturel ; c'est pourquoi il s'est décidé à mobiliser de l'argent pour la production de films. L'initiative n'a duré que deux à trois ans pour des raisons de crise économique. Il y a une décision qui a été prise au Sénégal à travers le FOPICA d'un montant d'un milliard de fcfa (environ 1 million 600 mille euros). Ce n'est pas rien parce que le Sénégal a obtenu des prix au Fespaco en fiction, parce qu'aussi il y a développement du réseau documentaire du fait qu'ici au Sénégal, il y a des producteurs qui ont suivi la formation avec le Master de réalisation audiovisuelle de l'Université Gaston Berger (Ugb) de Saint-Louis. Pour moi, la perspective, c'est ça ! C'est la prise de conscience des politiques et de la société. Le documentaire de création, ça fait partie de l'économie d'un pays, de la culture d'un pays. On en est à 14 ans depuis le début, et à 10 ans de mise en place d'un réseau professionnel. Il est temps aujourd'hui de développer cela.

Entretien réalisé par
Bassirou NIANG

Films liés
Artistes liés
Structures liées
événements liés