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Rencontre avec Kaouther Ben Hania, autour de la sortie de La Belle et la meute
critique
rédigé par Michel Amarger
publié le 17/10/2017
La réalisatrice et scénariste tunisienne Kaouther Ben Hania, au Festival de Namur 2017, Belgique
La réalisatrice et scénariste tunisienne Kaouther Ben Hania, au Festival de Namur 2017, Belgique

En salles le 18 octobre 2017, le film de la réalisatrice tunisienne est soutenu par l'OIF.

La distribution en France de La Belle et la meute, le 18 octobre 2017, consacre le travail de Kaouther Ben Hania, vu en primeur au Festival de Cannes 2017 dans la section Un Certain Regard. Ce nouveau film tunisien tendu, reflet de sa société, circule avec profit pour toucher un public élargi. 

 

La réalisatrice, nourrie de cinéma en Tunisie où elle est née, et formée à l'image sur place, s'affirme comme une artiste offensive sur la scène internationale. Elle s'est fait connaître par ses films courts comme Peau de colle, 2013, aussi bien que par ses documentaires tel Zaineb n'aime pas la neige, 2016. Ces films récompensés manifestent une maîtrise du cinéma qui s'exerce dans Le Challat de Tunis, 2014, où l'observation du réel sert à alimenter une fiction déconcertante. Tous ces films - ainsi que son second long métrage fiction qui sort dans les salles françaises - ont bénéficié d'un soutien de l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF, Paris).

 

Kaouther Ben Hania poursuit ses observations sur la société tunisienne avec La Belle et la meute, 2017, une fiction délibérée, inspirée par un fait divers évoqué dans un livre, Coupable d'avoir  été violée (*). Elle retrace les impressions de Mariam, une jeune femme abusée par des policiers. À partir de sa quête pour obtenir la reconnaissance de son statut de victime, en compagnie d'un garçon plus militant, Youssef, la réalisatrice brosse un état critique des institutions en Tunisie.

 

La fiction cherche à se démarquer de l'observation réaliste pour valoriser la prise de conscience de Mariam face au laisser-aller de la société. Ainsi Kaouther Ben Hania confirme son aptitude à mettre en scène des personnages qui se révèlent et s'affirment, grâce à l'impact de son cinéma. Pour la réalisatrice tunisienne, encline aux voyages et aux écarts de cultures, l'exploration des aspirations tunisiennes est d'abord une affaire de langage cinématographique comme elle l'explique.

 



 


Un style pour suivre la jeunesse

 

- Pouvez-vous nous dire pourquoi La Belle et la meute est construit avec des ellipses, des blocs qui accordent le premier rôle au plan-séquence ?

            Ce qui m'intéressait au départ, c'était ce qui se passe cette nuit-là, cette nuit du viol. Je me suis demandé comment j'allais traiter une nuit, et ce qui s'était passé. Il y a eu des étapes, des moments forts dans l'histoire de Mariam. Ces moments forts se passent généralement dans un seul lieu, après on passe à une autre étape. Il y a une espèce de compte à rebours jusqu'au matin. J'avais aussi envie qu'on soit avec l'actrice, le personnage principal tout le temps. Le temps réel nous donne cette possibilité de vivre ce qu'elle vit en temps réel, comme dans la vie. Le choix formel, c'est presque le scénario qui me l'a suggéré tout de suite.

 

- A quoi correspond cette idée de faire déambuler les deux personnages principaux dans les espaces, de les suivre dans les couloirs de l'hôpital, du commissariat ?

            C'est la vie, c'est le temps réel. En plus comme vous le voyez, les décors ne sont pas extraordinaires. Ce ne sont pas des paysages magnifiques à couper le souffle. Pour composer le cadre, ce sont des bureaux, des corridors que j'ai choisis. Donc il fallait savoir comment restituer le côté oppressant de ces lieux avec un langage cinématographique adéquat. Je trouve que le plan séquence, le fait de déambuler, ça traduit déjà l'état du personnage qui déambule, qu'on pousse d'un lieu à un autre. On est dans cette énergie de la caméra à la suivre, en épousant son souffle et son désarroi.

 

- Pourquoi avoir choisi deux personnages jeunes pour camper Mariam et Youssef, les héros de votre fiction ?

            Parce que la jeunesse, c'est important. Ils ont deux profils complètement différents. Lui est conscient politiquement, elle est plutôt une fille normale, elle n'a pas de conscience politique. Mais elle prend conscience de ses droits, ce soir-là. J'avais envie de montrer cette jeunesse qui peut être, dans le moment, apolitique - je parle de Mariam - et qui soit rattrapée par quelque chose qui la pousse, qui est l'injustice justement, qui la pousse à prendre conscience de sa citoyenneté, de son rapport au pouvoir.

 

- Fallait-il quelque chose d'aussi fort que ce viol, que vous ne montrez pas d'ailleurs, pour provoquer cette bascule ?

            Oui il y a le viol mais ça pourrait être autre chose. On est dans le cinéma et l'histoire est forte. Être violée par ceux qui sont censés nous protéger, c'est quelque chose ! Cette contradiction, je trouve ça fort pour appuyer mon propos.

 


Des citoyens contrastés

 

- Le désarroi de Mariam est aussi manifeste à l'hôpital où elle n'est pas très bien accueillie dans un premier temps. C'est quelque chose qui correspond à une réalité de l'institution hospitalière pour vous ?

            Oui et non. Dans son cas, à l'hôpital, on la traite comme ça mais après elle peut tomber sur quelqu'un de sympathique. Tout dépend de sur qui on tombe. L'idée derrière tout ça, c'est que ces institutions - que ce soit l'hôpital ou un commissariat, en général - ce sont des endroits où les gens voient tous les soirs défiler la tragédie du monde. Ce sont les lieux de la souffrance. Je pense que c'est comme ça dans le monde entier et pas seulement en Tunisie. Les gens qui travaillent là ont l'habitude de ne pas s'impliquer émotionnellement parce que sinon ce serait trop dur pour eux. Dans un cas comme celui de Mariam où les choses sont très complexes, on peut prendre peur, ne pas vouloir s'impliquer. On peut être dans la procédure et s'en tenir là. C'est le choix d'une grande majorité d'employés de ce genre d'institutions, je pense, pour se protéger.

 

- C'est vrai qu'il y a à l'hôpital, des gens qui ont envie de l'aider mais qui ne vont pas jusqu'au bout. On trouve aussi sur la route de Mariam des policiers qui font des gestes pour elle mais qui ne vont pas toujours jusqu'au bout. Je pense en particulier, à la policière enceinte du commissariat. D'où vient qu'il y ait cet espèce de frein qui fait qu'elle n'est pas complètement aidée au cours de son périple ?

            D'abord si on l'aidait tout de suite, il n'y aurait pas de film… Voilà, déjà pour les besoins de la narration, ce n'est pas intéressant... Mais c'était aussi pour installer une attente et la déjouer. Vous parlez par exemple de la femme flic. On se dit que c'est une femme et qu'elle va l'aider, alors que pas forcément. Ce n'est pas parce qu'on est une femme qu'on va être tout de suite dans une espèce de solidarité totale. Donc voilà, moi j'aime bien jouer avec les attentes. Et en plus comme je l'ai dit, ce sont des gens qui travaillent dans des établissements très lourds, régis par un certain nombre de codes, de procédures, et des lois. On a peur pour son poste, on ne veut pas faire un faux pas donc on cède à la lâcheté du moment.

 

- Ne pas avoir la force de résister, de s'imposer au milieu d'une société difficile, est-ce quelque chose que vous condamnez ?

            Òui, bien sûr. Mais il y a des contre exemples dans le film. L'un des policiers finit par lui tendre la main… Ce qui m'intéressait, c'était de faire une sorte de galerie de personnages secondaires, très différents l'un de l'autre, mais qu'on peut aussi croiser sur notre chemin.

 

- Ces personnages secondaires et révélateurs, est-ce vous qui les avez imaginés ? Je crois qu'ils n'étaient pas présents dans le fait divers, ni dans le livre dont vous vous êtes inspiré pour faire le film… Vous les avez construits vous-même ?

            Oui, j‘ai pris beaucoup de libertés par rapport à la vraie histoire. J'ai changé beaucoup de choses et j'avais besoin de créer tout un monde autour de cette histoire. J'ai gardé quelques événements clés mais le reste, oui, je l'ai construit.

 



 

 


Des comédiens poussés à la performance

 

- Le scénario était-il très précis, avec tous les déplacements prévus, lorsque vous avez commencé à tourner ?

            Oui, absolument. Je savais que je n'avais pas le droit à l'improvisation donc il fallait avoir les bons dialogues, les bons déplacements. On a chorégraphié tout ça dans une très grande répétition. Ça a pris du temps mais en fin de compte, on n'avait pas droit à faire des écarts.

 

- Aviez-vous déjà des interprètes en tête au moment de la conception du scénario ?

            Non, je les ai trouvés après l'écriture.

 

- Comment avez-vous procédé pour choisir les comédiens ? Dans quels milieux les avez-vous cherchés ?

            J'ai fait un grand casting. Mon idée de départ, c'était de prendre des acteurs de théâtre parce qu'ils ont le souffle pour assurer des plans séquences. Une pièce de théâtre, c'est comme un seul plan séquence finalement. Ils ont la notion de l'espace, du corps, les dialogues. Mais pour l'actrice principale, je n'arrivais pas à trouver quelqu'un qui me propose tout ça. Donc j'ai opté pour Mariam Al Ferjani dans le rôle principal. Ce n'est pas une actrice de théâtre, elle a juste joué dans un court-métrage avant (Soubresauts, de Leyla Bouzid, 2011). Donc c'était un gros risque mais instinctivement, je trouvais qu'elle correspondait au rôle et que je pouvais compter sur elle. Tous les autres acteurs viennent du théâtre et ils ont de l'expérience.

 





- Y a-t-il un vivier d'acteurs suffisant en Tunisie, aujourd'hui, pour employer comme vous le faites, une galerie de personnages très divers ?

            Oui, il y a un vivier d'acteurs intéressants. Mais les acteurs, il y en a partout. Par exemple, quand j'ai fait mon premier film, Le Challat de Tunis, qui est un faux documentaire, j'avais besoin d'acteurs amateurs, de gens qui n'ont jamais joué. J'ai trouvé des gens magnifiques en faisant un casting sauvage. Moi, j'aime beaucoup le casting. C'est une étape clé et très importante parce que quand on écrit, on est tout seul dans son coin ; alors en faisant le casting, tout d'un coup, le texte prend un visage, il s'incarne. Là, c'est un moment très stimulant pour moi parce que ça commence à vivre.

 

- Comment dirigez-vous les acteurs en général ? Est-ce de manière directive, ou laissez-vous venir leurs capacités de réaction pour en jouer ?

            Ça dépend des films. Pour ce film particulièrement, à cause de sa forme, je ne pouvais pas laisser les comédiens faire ce qu'ils voulaient. J'avais besoin de les cadrer, de leur donner des indications très précises, de faire cette danse avec eux…

 


Une production très ouverte

 

- La Belle et la meute comporte beaucoup de décors avec des couloirs, des déplacements. Il vous a fallu faire des repérages précis car il y a beaucoup de monde dans les plans. Comment avez-vous vous géré l'économie du film ?

            Ce sont mes producteurs qui s'en occupent. D'abord, ce sont eux qui gèrent… Mais en plus, je pense qu'avec la contrainte de budget, on a pu faire avec ce qu'on avait. Et ça a marché !

 





- Votre production embrasse des partenaires très différents, dans plusieurs pays du monde. Comment a-t-elle pu être montée de manière à être si internationale ?

            Au départ, il y avait Nadim Cheikhrouha, mon producteur français. Il m'a contactée parce qu'il avait vu mon film précédent et il m'a proposé de travailler ensemble. Il m'a demandé si j'avais une idée de film à lui proposer. Du coup, il y avait aussi mon producteur tunisien, Habib Attia, avec qui j'ai fait mon film précédent, qui s'est trouvé impliqué. Il se trouve qu'ils se connaissent, on est tous de la même génération. Alors on a commencé à travailler ensemble. Le projet a été développé entre moi et ces deux producteurs. C'étaient mes premiers vis-à-vis. Après, on a eu le soutien de la Tunisie qui constitue une bonne somme mais qui n'est pas suffisante pour faire un film. Donc il a fallu aller chercher l'argent ailleurs. On a eu du mal au début, à trouver de l'argent en France, donc on est allés en Suède où on a trouvé un soutien. Petit à petit, on l'a soumis à d'autres partenaires. Il y a eu le Liban avec un coproducteur libanais [Georges Schoucair, ndlr] et puis il y a eu une mosaïque de petits soutiens, de petites sommes pour monter le film. Au final, on ne voit pas qu'il a coûté seulement entre 600 000 et 700 000 euros, ce qui est très peu pour un film assez ambitieux. On a fait avec ce qu'on avait et ça a pris du temps.

 

- A part l'aide du Ministère de la Culture tunisien, avez-vous eu d'autres aides institutionnelles pour développer le projet ?

            On a eu l'Aide aux Cinémas du Monde pour la post production, quand le film a été monté. On a eu le Doha Film Institute au Qatar, le Swedish Film Institute, le soutien de la Francophonie avec l'OIF, et le World Cinema Fund Europe, le fonds suisse Visions Sud Est… Tout ça, par exemple, ce sont des aides institutionnelles.

 

- Avoir toutes ces aides autour du projet, cela donne-t-il des contraintes ou cela vous permet-il d'amplifier votre regard pour réaliser le film souhaité ? 

            Mon regard est indépendant de tout ça. L'argent permet de concrétiser mes vues, de faire le film

 

- Donc plus il y en a, plus vous êtes à l'aise pour travailler ?

            Exactement.

 


Des projets pour élargir les visions

 

- Après avoir réalisé ce film, l'avoir accompagné dans divers festivals, pour sa sortie en salles, sur quoi travaillez-vous aujourd'hui ?

            Je travaille sur un documentaire et une fiction qui est un long-métrage en développement.

 

- De quoi traite votre documentaire ?

            C'est mon regard sur une femme dont les filles ont rejoint Daesh en Lybie. Elles sont incarcérées dans les prisons libyennes maintenant. Moi je filme cette femme, son désarroi et ses tentatives de récupérer ses filles.

 

- Avez-vous déjà  tourné les images ?

            Non, c'est encore en développement.

 

- Et vous travaillez le long-métrage de fiction en parallèle ?

            On en est au stade de recherche de financements. Comme je sais que la fiction prend plus de temps, et que le documentaire est plus simple à monter, au lieu de rester à ne rien faire, je m'occupe du documentaire en attendant le bouclage financier de la fiction.

 

- Quel en est le sujet ?

            Ça parle d'un réfugié syrien qui rencontre un artiste de l'art contemporain, très connu mondialement, et qui conclut avec lui une espèce de contrat " faustien " pour qu'il puisse obtenir un visa pour voyager.

 

- Cette idée de voyage semble être aussi au centre de votre démarche. Vous circulez beaucoup d'un pays à l'autre. Le fait de faire du cinéma vous rapproche-t-il plutôt de la Tunisie, ou cela vous conduit-il à aller travailler dans d'autres espaces ?

            Les deux à la fois. Le fait de voyager beaucoup, ça me donne une bonne distance avec l'endroit d'où on vient. Quand on revient, on regarde les choses autrement, riche de ce qu'on a vu. On peut apprécier les choses et on n'est pas comme noyé par une espèce de localité " bornée ". Ça nous met aussi dans quelque chose de très universel et international.

 

- L'évolution du cinéma à l'international va-t-il dans un sens positif selon vous ?

            Ça, c'est une question très complexe qui nécessite une dissertation sur le cinéma dans le monde… Il y a de très bonnes choses, d'autres qui sont moins bonnes. Je pense que le cinéma, c'est vital, surtout pour l'expression culturelle de chaque pays. On sait tous que le cinéma américain écrase tout le monde, et en même temps que les Américains ont ce don de faire de très bons films. C'est un cinéma que j'adore mais je trouve que c'est très important que chaque culture et chaque pays aient sa propre voie et sa propre expression. Ça passe bien sûr par l'art, le cinéma, la littérature…

 



 

- Trouvez-vous que la place de l'image a beaucoup changé ces derniers temps par rapport à ce qu'elle était ?

            Oui surtout avec internet, les réseaux sociaux, et toute cette prolifération de l'image qui instaure quelque chose de l'ordre de l'amnésie quotidienne. C'est à dire que l'image devient une consommation. On en consomme beaucoup et les images se valent. On est comme ça, happés, noyés dans un flot d'images. D'où l'importance du cinéma par exemple, pour instaurer une mémoire face à cette amnésie quotidienne.

 

- Faire un film serait alors une manière de fixer quelque chose ?

            Oui, ça l'a toujours été. Dès les débuts du cinéma, c'était ça : fixer les choses sur une pellicule, un support, fixer la lumière. Il s'agit donc de fixer. C'est notre angoisse par rapport à la mort qui se manifeste sans doute donc on a envie de fixer des choses, de les garder pour la postérité.

 

 

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 (*) Coupable d'être violée de Meriem Ben Mohamed et Ava Djamshidi est paru aux Editions Michel Lafon en 2013.

 

 



 


Propos recueillis et introduits par Michel AMARGER

Paris, Africiné Magazine

pour Images Francophones

 

 

A LIRE : La critique du film La Belle et la meute par Michel Amarger (Africiné Magazine, Dakar).
 

 

Image : la réalisatrice et scénariste tunisienne Kaouther Ben Hania, au Festival de Namur 2017, Belgique.

Crédit : Boris Radermecker (FIFF - Festival International du film francophone de Namur 2017)

Michel Amarger

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