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A.B. Shawky: "Je ne voulais pas que Yomeddine soit un "poverty porn"
Entretien avec le réalisateur du film égyptien Yomeddine, Compétition Officielle Cannes 2018
critique
rédigé par Falila Gbadamassi
publié le 11/05/2018
Falila Gbadamassi est rédactrice à Africiné Magazine
Falila Gbadamassi est rédactrice à Africiné Magazine
Abu Bakr Shawky, réalisateur égyptien-autrichien
Abu Bakr Shawky, réalisateur égyptien-autrichien
Cannes 2018
Cannes 2018
Dina Emam, la productrice du film
Dina Emam, la productrice du film

Beshay, la quarantaine, vit depuis son enfance dans une léproserie abritée par le désert égyptien. A la mort de son épouse, il décide d'aller retrouver sa famille, dans le sud du pays, porté par le souvenir de son père qui lui avait promis de revenir le chercher un jour. Pour atteindre son objectif, Beshay devra braver le regard des autres : il est désormais guéri de la lèpre mais son visage est défiguré. Sa périlleuse entreprise va aussi devenir celle d'un petit nubien orphelin surnommé Obama.

Yomeddine (qui signifie "jour du jugement dernier" en arabe) est le titre du road movie égyptien qui a ouvert la course à la palme d'Or de la 71e édition du Festival de Cannes. Il est l'unique représentant du continent africain. Pour son premier film A. B. Shawky, né au Caire d'un père égyptien et d'une mère autrichienne, n'a pas choisi la facilité. Son héros est un anti-héros qui va renoncer à la sécurité de sa léproserie pour subir l'hostilité d'un monde à qui il doit (encore et encore) rappeler qu'il est un être humain. Le voyage auquel le jeune réalisateur égyptien invite le spectateur n'est pas celui vanté par les guides touristiques. L'Egypte de Yomeddine est celui des déclassés, à l'instar du lépreux copte et de l'orphelin noir que sont respectivement Beshay et Obama.

A. B. Shawky les suit en charrette, à dos d'âne ou à pied sur les bords du Nil que Beshay peine à trouver, lui qui n'a jamais quitté son désert. Il les filme du lever du jour au coucher du soleil, l'occasion d'apprécier le talent de son directeur photo, l'Argentin Federico Cesca. Les aventures de Beshay et Obama sont contées avec dextérité. Le bagout naturel des deux acteurs non professionnels que sont respectivement Rady Gamal et Ahmed Abdelhafiz finit de faire de
Yomeddine un beau voyage cinématographique sur les routes d'Egypte. Entretien avec son jeune réalisateur de 32 ans (mais qui a commencé à tenir une caméra à 18 ans) A. B. Shawky.



Africiné Magazine : Le cinéma, c'est de l'art. Mais c'est aussi un business risqué. Et pour votre premier film, vous avez choisi de prendre tous les risques : le sujet, des acteurs non professionnels dont un enfant, les conditions de tournage… Vous les avez tous pris, c'était une nécessité ?

A.B. Shawky : Oui ! Pendant nous études de cinéma, on nous donne souvent ce conseil : "pas d'enfants, pas d'animaux… " ou quelque chose de ce genre... Et pour une étrange raison, j'ai tout utilisé (sourire). C'était risqué mais j'avais cette idée en tête depuis si longtemps que je pensais que c'était le bon projet pour se lancer. Je connais les personnages sur le bout des doigts et cette histoire me tient à cœur. J'avais besoin de la raconter. J'aurais pu jouer la carte de la prudence mais quel est l'intérêt ?

Comment vous est venue l'idée de Yomeddine ?

Quand j'ai réalisé The Colony (2008, court métrage documentaire sur la léproserie d'Abu Zaabal située au nord du Caire, NDLR), j'avais entendu de nombreux récits de parents qui abandonnaient leurs enfants à la léproserie. Et beaucoup, quand ils guérissaient, choisissaient d'y rester parce que c'était le seul endroit où ils étaient acceptés. J'ai donc décidé de faire un road movie dont le protagoniste irait à la recherche de sa famille dans le sud du pays, d'où de nombreux habitants de la léproserie sont originaires. Ce film a été une expérience très enrichissante.






Vous teniez à faire un "feel good movie". C'était la condition absolue pour faire ce film sur la marginalisation que vivent les lépreux ?

Avant tout, je ne voulais pas que ce soit un "poverty porn" ["une pornographie de la pauvreté", NDRL] d'où les spectateurs sortent déprimés. Les personnes que j'ai rencontrées à la léproserie (d'Abu Zaabal) sont des gens dignes et fiers. Ils vivent leur vie et ceux que ça dérange, c'est leur problème. Je voulais que le film illustre cet état d'esprit, que les spectateurs soient divertis et heureux de voir ce long métrage tout en se rendant compte, je l'espère, qu'ils ne jugent pas le personnage principal sur son physique mais sur sa personnalité.

Pourquoi un road movie ?

J'ai toujours voulu faire un film sur mon pays. Je vivais à New York, j'y ai fait mes études. Je voulais rentrer pour tourner en Égypte. On ressent un plaisir particulier à faire des road movies parce qu'on explore le pays, pas seulement pour le film mais aussi pour soi-même. C'est l'occasion de découvrir son propre pays, de voir comment et dans quelles conditions les gens vivent.

Quelle Égypte voulez-vous nous montrer ?

Je voulais montrer que l'Égypte était beaucoup plus diverse que ce que l'on a l'habitude de voir, entre autres dans les brochures touristiques qui restent assez centrées sur Le Caire ou encore les pyramides. D'ailleurs, celle du film ne donne pas envie au visiteur. Personne ne connaît son existence, elle est complètement abandonnée dans le désert. L'Égypte est un pays arabe à majorité musulmane. Cependant, il y a aussi des chrétiens, les coptes (Beshay en est un, NDLR), des Nubiens (comme Obama, NDLR) dans le sud du pays. Encore une fois, la société égyptienne est plus diverse et on ne le montre pas assez.

Beshay, le personnage principal de Yomeddine, est un lépreux guéri mais défiguré. Tout le monde le fuit. Son acolyte est un orphelin noir et on connaît la problématique du racisme. Vous dites aimer les anti-héros. Pourquoi ?

Je ne voulais en aucun cas souligner l'ostracisme dont ils peuvent être l'objet. L'important, c'était de faire un film dont les protagonistes ne sont pas représentés, que l'on ne voit pas souvent au cinéma. Yomeddine n'est pas une déclaration politique. Il montre seulement des individus confrontés à des situations difficiles du fait de ce qu'ils sont, à cause de leur maladie. Pour moi, les anti-héros sont fascinants.

Ce n'est pas un film politique mais vous évoquez la bureaucratie égyptienne…

Finalement, on retrouve cette bureaucratie partout dans le monde. En Égypte, cela vous ralentit quand vous voulez faire quelque chose. Cependant, j'ai vécu aux États-Unis pendant sept ans et je me suis rendu compte qu'on y retrouvait aussi cette bureaucratie. Ce n'est pas une déclaration politique mais je voulais souligner que cette bureaucratie inhibe. Je sais qu'on attend souvent des films du Moyen-Orient qu'ils parlent de politique ou de religion. Mais dans Yomeddine, il est question de relations humaines, pas de politique.

Rady Gamal, qui incarne Beshay, est un acteur non professionnel, tout comme le jeune Ahmed Abdelhafiz qui interprète Obama. Tous deux réalisent une performance époustouflante. Notamment Rady Gamal. Que vous a-t-il dit en se voyant dans le film ? Je suppose qu'il devait être aussi à Cannes avec vous pour la projection…

La bureaucratie ne l'a pas permis. Il avait obtenu un visa qui lui permettait d'aller uniquement en France. Cependant, l'avion que nous avions pris transitait par la Suisse et nous avons su tout cela une fois sur place. Je pensais pouvoir trouver une solution pour qu'il puisse assister à la projection (le film a été présenté le 9 mai 2018, NDLR) mais malheureusement les délais étaient trop serrés. Ahmed était du voyage également. J'espère qu'ils seront là s'il y a une première française. Tous les deux ne sont jamais sortis d'Égypte, ils n'ont jamais pris l'avion et n'avaient même pas de passeport. Quand j'ai dit à Rady que nous voyagions, il ne m'a même pas demandé où nous allions car l'extérieur de l'Égypte, c'est tout simplement l'extérieur de l'Égypte.






Pour ce qui est de sa réaction, il faut savoir que Rady ne dit jamais vraiment ce qu'il pense. Quand je lui ai demandé ce qu'il pensait du film, il m'a répondu par une autre question. A savoir ce que j'en pensais moi.

Néanmoins, je crois qu'il est était très content et qu'il en était presque honteux parce qu'il ne se considère pas comme un acteur. Pour lui, comment pourrait-il exprimer une quelconque satisfaction alors qu'il n'est même pas comédien ? Il m'a confié qu'il avait passé de très bons moments pendant les quatre mois de tournage (il a duré 33 jours mais s'est étalé sur quatre mois, d'octobre 2015 à janvier 2016 parce que la production manquait d'argent). Nous avons effectivement passé de très bons moments : nous habitions ensemble pendant le tournage.

Vous avez dirigé des acteurs non professionnels dont un enfant. Quelle a été votre principale difficulté ?

J'ai été, avant, tout très chanceux de tomber sur des personnes aussi talentueuses quand on sait que c'était leurs premiers pas devant une caméra. Toutefois, nous avons dû relever de nombreux défis. Avant le tournage, nous les avons préparés pendant quatre mois. Au début, j'étais tout seul avec Rady puis je l'ai amené à s'habituer au reste de l'équipe. Rady est très fier et il n'aime pas être observé. L'autre difficulté venait du fait que tous les deux ne savaient ni lire ni écrire. Il leur était impossible de lire et de mémoriser le scénario. J'ai dû trouver un moyen de leur faire apprendre les dialogues. Ensuite, nous savions qu'ils ne prendraient pas leurs marques comme des acteurs professionnels. Ils n'ont pas travaillé autour de nous, nous avons plutôt travaillé autour d'eux.

La photographie de Yomeddine est magnifique. Comment l'avez-vous travaillée avec le chef opérateur ?

Federico Cesca est le directeur photo. Nous nous sommes rencontrés sur les bancs de l'université de New York. Il est très talentueux et je le connais très bien. J'ai déjà travaillé avec lui et je lui fais confiance. Le tournage a été long et difficile et durant les derniers jours, nous avons dû le libérer parce qu'il avait d'autres engagements.

Tout le monde est très heureux d'être à Cannes et vous devez l'être aussi. Mais vous êtes aussi le seul cinéaste africain en lice pour la palme d'Or. Que ressent-on quand on représente tout un continent ?

Je ressens une certaine pression (sourire) mais c'est surtout un sentiment de fierté qui m'anime. J'ai toujours eu envie de faire quelque chose pour l'Égypte. Et j'ai toujours eu le sentiment que l'Égypte ou l'Afrique du Nord ne sont pas considérés comme faisant partie du continent africain. Et cela m'exaspère vraiment. Voici un exemple qui explique pourquoi : pendant la Coupe du monde, toute l'Égypte est derrière l'équipe du Nigeria chaque fois qu'elle joue parce que c'est "LE" représentant de l'Afrique. Bien que de cultures différentes, nous faisons tous partie de ce continent. Pour toutes ces raisons, je suis très fier d'être à Cannes et de présenter ce film.

L'Egypte est justement en Afrique un pionnier du cinéma…

L'Egypte a une riche histoire cinématographique. Je crois que c'est le second pays, après la France, qui a commencé à faire des films. Le cinéma égyptien a connu son âge d'or dans les années 30, 40 et 50, à l'instar d'Hollywood. Mais les décennies qui viennent de s'écouler n'ont pas été aussi fastes. J'espère que nous pourrons lui redonner son éclat d'antan. Il y a une nouvelle génération de cinéastes qui font de très bons films. Clash de Mohamed Diab a été présenté à Un Certain Regard en 2015. J'essaie de montrer une autre facette de l'Égypte à travers ce film et j'espère qu'il sera vu par des spectateurs du monde entier. S'ils l'apprécient, j'aurai fait mon travail.

Falila Gbadamassi

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