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Les Misérables ou le destin d'Issa, né dans une banlieue française
critique
rédigé par Falila Gbadamassi
publié le 16/05/2019
Scène du film Les Misérables
Scène du film Les Misérables
Falila Gbadamassi est rédactrice à Africiné Magazine
Falila Gbadamassi est rédactrice à Africiné Magazine
Ladji LY, réalisateur français
Ladji LY, réalisateur français
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film

Le premier long métrage du cinéaste français Ladj Ly, en compétition pour la Palme d'or, est une vertigineuse immersion dans le quotidien des policiers et de leurs interlocuteurs dans la banlieue de Montfermeil (région parisienne). Le réalisateur conte avec maestria l'ordinaire tragique de filles et fils d'immigrés dont la France est désormais la patrie.


Dans la liesse de cette Coupe du monde 2018 décrochée par la France, les premières images du magistral film de Ladj Ly s'attardent sur le visage d'un enfant dont on découvrira plus tard le nom, Issa (Issa Perica). Le destin de cet adolescent de Montfermeil (banlieue parisienne) court en parallèle avec Stéphane (Damien Bonnard), une nouvelle recrue de la Brigade anti-criminalité (BAC) de la ville. Ses collègues Chris (Alexis Manenti) et Gwada (Djebril Zonga) lui font découvrir très vite leur environnement de travail, pour le moins hostile et où il faut jouer des coudes pour s'imposer. La patrouille sillonne les lieux sous la surveillance du drone du petit Buzz (Al-Hassan Ly), alter ego du cinéaste.






La cité dans laquelle évolue les policiers est une "poudrière", comme le rappelle Ladj Ly, qu'il filme justement comme un démineur en intervention. L'équilibre du quartier tient à un fil qui confère toute sa tension à la dramaturgie des Misérables. Chris (ouvertement raciste et absolument ripoux), Gwada (qui essaie de contenir les excès de son coéquipier en faisant valoir ses liens avec une communauté dont il est issu) et Stéphane (le nouveau venu) s'enfoncent dans une situation inextricable quand un animal du cirque géré par les "Gitans" du quartier disparaît. La situation pourrait dégénérer face aux hommes du "Maire", "grand frère" (surnom donné aux médiateurs dans les banlieues françaises) à la tête d'une armée de "gilets oranges" (quand la France, elle, à ses "Gilets jaunes" depuis quelques mois) et qui a tout du mafieux local.
Pour résoudre leur affaire, les flics font feu de tout bois et la menace de la bavure plane. A force d'être au bord de ce précipice de violence où chaque communauté ou groupe constitué est prêt à tout pour défendre son pré-carré, on finit par y tomber. Surtout quand on est "la loi" dans une zone de non-droit et qu'on sait se servir d'un flash-ball face à un essaim de "microbes", les enfants du quartier qui ont toutes les bonnes raisons d'être révoltés. Les Misérables est la chronique d'un rapport de force permanent où les policiers finissent par mettre de côté toutes les règles inhérentes à l'exercice de leur métier et au respect des droits des citoyens. Cependant, Ladj Ly livre surtout des faits sur la complexité de ces parcours humains, que ce soit du côté des forces de l'ordre ou de celui de leurs interlocuteurs. Avec Les Misérables, la navigation se fait en zone grise.
Par exemple, quand les policiers s'adressent à la mère d'Issa, organisatrice de tontines, qui ne sait pas où est son fils dont le père est fatigué des incartades. A l'instar de nombreux enfants d'immigrés, nés en France et cloisonnés dans les cités qui ont accueilli leurs parents, le jeune homme n'est que le produit de cette banlieue qui n'a rien d'autre à lui offrir que des expédients mais surtout beaucoup de violence, autant de précarité et aucune perspective d'avenir. Dans cet environnement où l'évasion n'est possible que sur les sommets des tours, reste les jeux d'enfants qui ne sont jamais vraiment innocents d'autant que cette jeunesse est manipulée par les adultes. Notamment des intégristes musulmans, baptisés ici "Les Frères musulmans". Dans leur rang, Salah qui a renoncé à la drogue pour suivre Allah et qui est devenu un refuge pour de nombreux jeunes qui, pourtant, n'aspirent qu'à être leurs propres maîtres.

Les Misérables est une fiction qui profite de l'expertise de Ladj Ly en tant que résident et cinéaste de cette banlieue à qui il a consacré un documentaire après les émeutes de 2005 (elles ont éclaté après la mort de deux adolescents poursuivis par des policiers à Clichy-sous-Bois, ville voisine de Montfermeil), 365 jours à Clichy Montfermeil. Beaucoup de l'histoire qu'il raconte relève du vécu. Habité par ces tranches de vie, Ladj Ly signe ainsi un film qui est une explosion cinématographique : scénario, casting, mise en scène…tout est réuni pour faire des Misérables un bijou auquel le jury cannois ne saurait être insensible. Le jeune cinéaste fait montre d'une maîtrise inouïe : la chorégraphie des scènes d'affrontements en est l'illustration. En regardant le long métrage de Ladj Ly, on ne peut s'empêcher de penser à Boyz'n the Wood (1991) de John Singleton, récemment disparu. Le film fut présenté, lui, à Un Certain Regard en 1991 et valu l'Oscar du meilleur réalisateur l'année suivante au cinéaste américain, le plus jeune et le premier Afro-Américain à décrocher cette récompense dans l'histoire de l'Académie. On pense également à Do The Right Thing (1989) de Spike Lee.
La référence aux célèbres cousins américains est flatteuse mais Ladj Ly démontre surtout qu'il est un cinéaste français en phase avec son époque. Il n'a pas réalisé un vulgaire film sur les banlieues françaises et le cercle vicieux de la violence mais délivré une magnifique, subtile et complexe histoire d'hommes et de femmes que seul le septième art sait produire. Les Misérables, référence de Ladj Ly à Victor Hugo - auteur incontournable de la littérature française -, apparaît dès lors comme une évidence artistique. Chapeau bas !

Falila Gbadamassi

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