AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
24 936 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
MOKTAR LADJIMI : "Nous avons certes des films, mais nous n'avons pas encore de cinéma"
Bab El Arch (Noces d'été), de Moktar LADJIMI
critique
rédigé par Zouhour Harbaoui
publié le 11/06/2005

Le cinéaste tunisien Moktar Ladjimi a présenté son premier long métrage de fiction, Bab El Arch (Noces d'été, 2004) au marché du film de Cannes.
Plus habitué aux documentaires, puisqu'il en a plusieurs à son actif (Le ciné colonial - Le Maghreb au regard du cinéma français (1997), Mille et une danse orientales (1999), L'Orient des cafés (2000), La nuit du henné et, plus récemment, Cinémas du Sud face à la mondialisation), le réalisateur s'est lancé dans la fiction grâce à une avance sur recettes octroyée par le Centre National de la Cinématographie (CNC, France). Cela fait de Bab El Arch une coproduction tuniso-française.

Rencontre avec Moktar Ladjimi…

Africiné : Pourquoi, malgré le fait que Bab El Arch ait participé à différents festivals (JCC, Belgique, Egypte et Burkina Faso), il n'est projeté dans aucune salle de Tunisie ?

Moktar LADJIMI :
Bab El Arch rencontre actuellement quelques difficultés pour pouvoir entamer une carrière commerciale, particulièrement en Tunisie. Je déplore d'autant plus qu'un film (tunisien) est fait pour être vu par le public auquel il s'adresse en premier lieu.

A. : Quelle est la nature de ces difficultés ?

M. L. :
Sans faire le procès de quiconque, ni encore jouer la victime, je dois dire que nous ne disposons aujourd'hui que d'une seule copie du film. Impossible donc de pouvoir répondre aux invitations de plusieurs festivals où Bab El Arch a été sélectionné. Pourtant sa programmation à la compétition officielle des JCC et l'obtention d'une mention spéciale aurait préludé à un soutien, par ailleurs promis, mais jamais concrétisé jusqu'ici.
Cette difficulté financière provient du fait que le film n'a pas pu obtenir la subvention de la commission d'aide à la production et a été réduit à solliciter un complément de financement, un complément, certes précieux et sans lequel Bab El Arch n'aurait jamais pu être présent aux dernières JCC, mais qui demeure insuffisant pour que le film puisse continuer sa carrière normalement dans plusieurs manifestations internationales, notamment dans les pays où on exige une copie avec un sous-titrage anglais.

A. : Comment a été l'accueil dans les festivals auxquels Bab El Arch" a déjà participé ?

M. L. :
En toute objectivité, Bab El Arch a suscité un vif intérêt et un accueil enthousiaste notamment en Belgique et en Egypte. Mieux encore. Et cela m'a beaucoup réconforté en tant que Tunisien. Il a donné de la Tunisie l'image d'un pays où l'artiste ou le cinéaste est parfaitement libre d'aborder toutes les questions, si délicates soient-elles. Cette audace de ton et d'argumentation a frappé plus d'un critique. De même, la qualité de prestation de nos comédiens et leur présence radieuse sur écran n'a pas manqué de susciter l'adhésion d'un large public.

A. : Est-ce pour cette raison que le film a été présent à Cannes dans le cadre du marché du film ?

M. L. :
Effectivement. Déjà quelques contacts ont été entamés en vue de sa distribution en Europe, au Maroc et au Liban. Toutefois, cette perspective demeure hypothétique, tant que le film se débat encore dans les difficultés de paiement des frais de laboratoire. Faut-il rappeler à ce propos que Bab El Arch est une coproduction de la France (par l'intermédiaire du CNC, de l'avance sur recettes) et de la Tunisie. Paradoxalement, dans ce montage financier, la contribution la plus faible est celle de la partie tunisienne.

A. : Est-ce le témoignage d'un état général du secteur du cinéma en Tunisie ?

M. L. :
Je pense qu'il est temps que tous les acteurs concernés par ce secteur s'engagent dans un débat franc et responsable afin d'inventer et de créer les structures appropriés en mesure de favoriser l'éclosion d'une réelle industrie cinématographique. Ce que nous vivons aujourd'hui, et l'exemple de Bab El Arch est là pour en témoigner, montre que notre cinéma n'est pas en crise, mais tout simplement qu'il n'existe pas encore. Nous avons certes des films, mais nous n'avons pas encore de cinéma.

A. : Qu'entendez-vous par là ?

M. L. :
Le cinéma signifie qu'un projet s'inscrit forcément dans une chaîne de production, de gestion et de distribution, une chaîne où les présupposés culturels et les exigences économiques doivent être traités en harmonieuse adéquation. Pour ce faire, les suggestions ne manquent pas. Plusieurs solutions ont été avancées au gré de nombreuses rencontres entre les professionnels et l'administration. Dans ce cadre, je pense que la création d'un Centre National de Cinéma Tunisien (CNCT) me semble une nécessité incontournable. De même, la structuration des travaux de la commission d'aide à la production avec une répartition de la subvention entre premier collège, deuxième collège, voire troisième collège est également une approche qui s'impose, car il me semble préjudiciable pour tout le monde de mettre sur le même plan, un cinéaste confirmé qui a derrière lui une longue carrière et un autre, jeune novice, qui aspire à concrétiser son premier projet. Il n'est pas aussi insensé d'accorder au scénario la place qu'il mérite, en créant une subvention réservée aux scénaristes et aux cinéastes dont la carrière n'a pas encore franchi le seuil de trois films.
Dans le même ordre d'idées, nous espérons que l'ouverture prochaine des laboratoires LTC offrira au cinéma tunisien l'opportunité de maîtriser le coût de production et d'effectuer leurs travaux de laboratoire sur place. De telles perspectives pourraient, nous l'espérons vivement nous cinéastes, encourager les hommes d'affaires tunisiens à investir dans le cinéma, surtout que le 7è art ne peut émerger véritablement comme industrie que dans la mesure où il parvient à équilibrer sa composante culturelle et sa composante économique et financière.

A. : Pour en revenir au marché du film à Cannes, Bab El Arch a-t-il rencontré le succès que vous escomptiez ?

M. L. :
La projection s'est passée dans de bonnes conditions. Il y avait essentiellement des professionnels. Ce sont des espaces réservés aux acheteurs, distributeurs, responsables de programmation de festivals et de chaînes de télévision de divers pays. Le public ne peut assister à ce genre de projections. Les réactions étaient diverses quant à l'achat et aux possibilités de distribution du film. Il ne faut pas se faire trop d'illusions côté pays anglo-saxons mais les possibilités de diffusion et surtout en France, Belgique et Canada sont plus sérieuses. La concurrence dans ce genre de marché comme Cannes est très forte ! Il faut savoir que le coût total d'un film tunisien, par exemple, correspond au salaire d'un comédien comme Gérard Depardieu, Isabelle Adjani ou encore à celui d'un second rôle américain…

On ne joue pas à armes égales sur ce plan…

A. : Quelles sont les possibilités de Bab El Arch d'être projeté à l'étranger ?

M. L. :
Franchement, très limitées. Cela dépend des disponibilités des distributeurs, de l'agrément du CNC (France) et de l'accord pour le visa d'exploitation octroyé par le ministère de tutelle à Tunis... On vise les salles d'art et d'essai, voire des distributeurs de films d'auteurs comme tous les autres films tunisiens...

A. : Quels avantages a proposé le marché du film ?

M. L. :
Les contacts et les rencontres avec des professionnels. C'est le commercial et le promoteur de films "Wide" qui a la charge du démarchage commercial et financier avec mes co-producteurs tunisiens et français, Ctv et Cinésud. C'est à eux de fixer les dates de sortie et de trouver des solutions financières. L'artiste ne doit pas pointer son nez dans toutes les sauces. C'est mon point de vue. J'ai la charge des contacts avec les festivals qui demandent le film…

A. : Quelles difficultés avez-vous rencontrées à Cannes ?

M. L. :
Aucune. Au contraire, cela m'a donné des idées pour les JCC 2006 (NDRL : Journées Cinématographiques de Carthage, biennale), si toutefois le futur comité directeur du festival veut bien les prendre en considération.

A. : Quelles a été vos impressions générales sur le festival d'une part et le marché de l'autre ?

M. L. :
No comment sur le marché du film, grâce à une organisation parfaite et un savoir faire ! Pour les films, on peut dire que 2005 est un bon cru : Manderlay de Lars Von Trier, Browken Flowers de Jim Jarmusch, Don't come Knocking de Wim Wenders. A vrai dire et sans polémiquer, je ne partage pas l'avis du jury concernant d'une part le prix du jury attribué au film chinois Shangai Dreams de Wang Xiaoshuia, que je trouve d'une facture classique et qui n'apporte rien de nouveau côté langage cinématographique, de l'autre la Palme d'or pour L'enfant des frères Dardenne. Certes, il s'agit d'un bon film ; l'enfant vendu par un père terrible ne laisse pas indifférent, mais cette chronique de la dèche n'est pas magnifiquement interprétée par Jéremie Renier et Deborah François comme on l'a dit... Comme quoi, l'avis d'un jury ou d'une commission est souvent aléatoire…

Zouhour HARBAOUI (Tunisie)

Films liés
Artistes liés
Structures liées