AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
24 926 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
Du vrai cinéma citoyen
Moolaadé, de SEMBÈNE Ousmane (Sénégal)
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 17/03/2006

Sembène Ousmane fait figure de pionnier de cinéma africain. Au moment où le continent africain était réduit à Epsilon, et n'existait que comme marché pour écouler des produits de pacotille et comme gisement intarissable de ressources et de main-d'œuvre, Sembène prit la parole très tôt pour affirmer l'identité africaine. Autodidacte, il arracha au biceps ce droit et emprunta divers modes d'expression pour s'adresser à ses contemporains. Militant, engagé, il comprit que le cinéma était le vecteur incontournable pour passer son message, pour parvenir à toucher ses compatriotes africains enfermés par les contingences de l'histoire dans la nuit de l'ignorance. Il forgea alors le concept du Cinéma école du soir. Une manière de défendre un cinéma porteur de valeurs explicites. Un cinéma qui était d'abord un point de vue sur le monde ; un moyen pour intervenir contre les abus, contre les formes de croyances qui entravaient l'épanouissement du continent récemment parvenu à sa liberté.

Le choix chez lui était clair ; ce n'était pas un cinéma manichéen qui imputait la responsabilité du sous développement uniquement au contexte colonial, coupable et responsable de cette tragédie. Le mal était plus profond. C'est un véritable retard historique dont il s'agit et qui trouve aussi ses causes dans les structures figées des sociétés africaines ; dans les modes de comportements, d'organisation sociale, dans les schémas de pensée dominants.

Bref, avec Sembène Ousmane nous sommes en face d'un intellectuel qui adopte la posture de la double critique, la critique de l'autre passe par un regard critique sur soi. Avec en prime un point de vue sur le cinéma.

Son tout récent film, Moolaadé, récompensé à Cannes (prix un Certain regard) et à Marrakech (Prix du jury). Il sort dernièrement à Rabat, dans la belle salle du Septième art appartenant au Centre cinématographique marocain et dédiée depuis sa réouverture à une programmation Art et essai, nous en offre une illustration éloquente.

À plus de quatre-vingts ans, le maître sénégalais garde encore toute la maîtrise de son art. Il renoue même, d'un point de vue strictement cinématographique, avec le succès de ses classiques ; ceux qui ont marqué la mémoire cinéphilique africaine et bien au-delà. Nous retrouvons une structure de base, celle-là même qui fonde les options artistiques du cinéaste : comment une communauté doit se reconstituer une nouvelle cohésion après avoir traversé une phase d'affrontements, de confrontations avec elle-même. Je dirai que cette fois, avec Moolaadé, ce choix est assumé avec radicalité. Peut-être que la nature de l'enjeu a imposé de lui-même un contenu largement explicité et un traitement esthétique de grande valeur. Il s'agit du thème de l'excision. Une pratique ancestrale honteuse qui se perpétue sous le couvert du respect du aux traditions voire à la religion. Le film de Sembène l'aborde front, sans concession. C'est un plaidoyer accablant suivi d'un verdict et d'une sanction. Ce n'est pas un simple constat destiné à épater des âmes en mal d'exotisme. C'est un homme, un artiste de surcroît qui s'exprime, s'engage sur le sujet avec la force que lui procure l'outil d'expression qu'il maîtrise, le cinéma. Cela nous donne du vrai cinéma citoyen pas du tout ennuyeux ; un bon film, clair, franc, émouvant.

Le film commence par mettre en place le décor d'ensemble. C'est un village africain aux indices explicites, calme et paisible. Mais très vite, on découvre que c'est un calme factice que derrière cette image d'Epinal se déroule un drame, se déroule un crime au nom de la tradition sur le corps des fillettes. Au cœur de ce drame surgit une figure de résistance et d'espoir, Collé Ardo (magnifique Fatoumata Coulibaly) ; la femme qui va dire non et assumera ce choix jusqu'au bout. Elle avait déjà refusé d'exciser sa fille, la condamnant aux yeux des autres au terrible statut de femme "bilakoro", celle qui devient la risée du village et ne sera jamais mariée car considérée comme impure. Collé assume. Elle aggrave son cas en accueillant chez elle des fillettes refusant d'être "coupées". Contre l'arme de l'excision, elle ressort une autre arme que lui permet la tradition en usant du Moolaadé. Une sorte de droit coutumier qui se traduit par un cordon qui barre la porte et empêche les terribles exciseuses à se livrer à leur pratique macabre sur le corps juvénile et fragile des fillettes. C'est désormais le bras de fer qui commence. Collé résiste et subira un châtiment corporel terrible, de la part d'un mari amoureux mais manipulé par la doxa ; par la voix du comité des vieux qui se retrouvent au pied de l'arbre à palabre pour chercher le meilleur moyen de faire perpétuer l'ordre établi. On brûle les radios, on empêche un jeune immigré d'installer son poste de télévision…mais cet édifice d'un autre temps connaît des fissures. La résistance de Collé, flagellée sur la place publique mais refuse de céder, entraîne avec elle un vent de révolte.

Sembène Ousmane affiche de quel côté va sa sympathie. Par exemple, Collé est une belle femme. C'est déjà un point de vue. La beauté finira ainsi par l'emporter. Sa caméra prend partie. Elle bouge. On n'est pas dans la structure bazinienne de l'écran fenêtre sur le monde ; l'écran ici est animé par une caméra qui sillonne l'espace, oriente notre regard ; monte, descend, restructure l'espace filmique en un espace dramatique (la cour de la maison versus la place du village…) ; des prouesses aussi qui sont des clins d'œil cinéphiliques comme ce panoramique vertical qui enjambe le mur pour nous faire passer d'un espace à l'autre (qui nous fait rappeler la caméra de Sergio Leone lors de la scène de la gare dans Il était une fois dans l'ouest) ; une caméra qui sait se retenir, pudique même ; la violence contre les fillettes est suggérée, métaphorisée par des indices, des couleurs. La mise en scène laisse entrevoir des espaces de lectures multiples à investir (la scène finale notamment) : le cinéma de Sembène convoque un spectateur actif. Un partenaire de sens.

Mohammed BAKRIM
(Maroc)

MOOLAADÉ - réalisé par SEMBENE Ousmane - Sénégal - 2004 - 100 min - 35 mm - fiction -

Artistes liés