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Un poème pour la femme
Les Saignantes, Jean-Pierre BEKOLO OBAMA
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 06/01/2006

Les Saignantes - réalisé par Jean-Pierre BEKOLO OBAMA - Cameroun - film d'anticipation - 2005 -

Le réalisateur du film Les Saignantes a-t-il beaucoup regardé les œuvres de Sembène Ousmane, le cinéaste de l'émancipation de la femme africaine ?

Projeté pour la première fois en Afrique dans le cadre du Festival international du film de quartier de Dakar dont il clôturait la 7è édition le 20 décembre 2005, Les Saignantes a été dédié par Jean-Pierre Bekolo, son réalisateur, à Djibril Diop Mambety, le précurseur d'une certaine recherche esthétique du cinéma africain. Et comme pour se situer dans la même veine, Jean-Pierre Bekolo, au travers de sa dernière trouvaille, se projette dans l'avenir, et réalise un film sinon futuriste, du moins d'anticipation, autant sur la forme que dans le fond.

Nous sommes en 2025, dans une ville africaine. Presque un quart de siècle plus tôt, le pays dont il est originaire a été classé à deux reprises pays le plus corrompu du monde par une ONG allemande. Le langage, les expressions - "je vous verrai(s)"… "Position de tir" -, les pratiques - corruption de tous les corps de métier, usage abusif du sexe, amour de l'argent facile, mysticisme - en sont si familiers qu'on dirait presque que Les Saignantes de Jean-Pierre Bekolo en est une fresque.

Dans un pays où tout le monde est "en train de perdre la tête" - au propre, comme le secrétaire général du Cabinet civil, ou au figuré, comme le ministre d'Etat, tout est "politique". Le film de Bekolo l'est-il moins ? Dans un pays sans avenir, comment est-il possible de faire un film d'anticipation ? Dans un pays où on ne peut pas enquêter, comment faire un film policier ? Ces questionnements, symptomatiques d'une situation relevant de la quadrature du cercle, ne constituent-ils pas une dénonciation implicite du décalage entre les prétendues "grandes ambitions" des gouvernants, et le vécu quotidien de pays aux fondations érigées sur du mou ? Comment alors s'en sortir, sinon en réalisant un pont entre soi et soi-même, en utilisant toutes les armes en sa possession, condition entre autres pour exister ? Et pour illustrer cette option machiavélique, Chouchou et Majolie n'hésitent à aucun moment ni en aucun lieu à utiliser leur corps, leur sexe, leur bouche, leurs yeux, bref leurs charmes, pour assouvir leurs fins, leurs faims. Cependant, pour que ce pays devienne "un modèle avec des institutions qu'on respecte", il doit se soumettre au "mevungu". Pratique ancestrale s'il en est, et qui pis est en 2025, mais qui trouve néanmoins son pendant dans les conférences nationales - souveraines - ayant posé les jalons d'Etats solides en Afrique. Mais, mieux que ces conférences nationales, le "mevungu" revêt une autre dimension, car il est empreint de force mystique.

Réservé exclusivement à la gent féminine, il n'est pratiqué que de façon exceptionnelle, à la suite de grandes catastrophes, de grandes endémies ou de drames très forts. Et pour conjurer le sort ou expurger la mal, les femmes se réunissent en conclave de nuit dans la forêt - ou dans une enceinte - autour de grandes prêtresses dotées de puissants "evu" (sept ou neuf, en général). "L'evu" étant considéré ici comme l'essence même de la sorcellerie positive. Rite purificateur propre à la culture "beti" du sud du Cameroun, il a souvent constitué le dernier recours pour sortir la communauté de "l'enfer". Y'a-t-il meilleure manière de reconnaître l'importance de la femme dans cette partie du monde où celle-ci tend à être ravalée au simple objet de plaisir ? Ces grandes prêtresses qui apparaissent chaque fois que Majolie et Chouchou sont en danger ne sont-elles pas l'incarnation de la protection de la société toute entière ?

UNE FORTE SYMBOLIQUE

Si le film de Jean-Pierre Bekolo est tourné de nuit, n'est-ce pas non seulement pour montrer les ténèbres dans lesquelles sont enfoncés la plupart des pays africains, et qui ont besoin du rite purificateur du "mevungu", mais aussi que cette pratique prend toute sa puissance pendant la nuit, rejoignant ainsi les Ecritures qui, dans le premier chapitre de la Genèse, révèlent que le monde a été créé de nuit ?


Outre la nuit comme symbole, Bekolo joue énormément avec les couleurs. Le bleu et le rouge en l'occurrence. Pris séparément, le bleu porté par les grandes prêtresses éveille en elles une soif de surnaturel et une forme d'introspection. N'est-ce pas la couleur préférée de la Vierge Marie, la mère du Sauveur de l'humanité ?

Quant au rouge, pour ces "belles, fraîches, féroces… promises à un festin", n'est-il pas utilisé par le réalisateur pour créer des réactions émotionnelles faites d'amour et de souffrance ? Représentant la joie de vivre de ceux l'arborent - le ministre d'Etat, et par moments les saignantes -, il démontre aussi leur vigueur, leur instinct combatif lié à leurs tendances agressives, leurs pulsions sexuelles et leur besoin de conquête.

Associées, ces deux couleurs - le bleu et le rouge - donnent une tonalité indescriptible tirant vers le violet, reflétée sur les objets (les murs et l'atmosphère), et traduisant quelque chose de refroidi, d'éteint, à moins que ce ne soit un étant d'esprit mélancolique.

Film empruntant à plusieurs genres (science-fiction, policier, fantastique, etc.), Les Saignantes nous apparaît en réalité comme un film militant dénonçant la prévarication d'une société ou d'un pays ayant subi un choc si puissant "qu'il a perdu la tête".

Film d'anticipation, film fait d'ellipses, de rythme tantôt lent, tantôt saccadé, et tantôt accéléré, mais participant de cette recherche esthétique ayant pour ambition de construire sa voie entre l'abstrait et le concret, Les Saignantes de Jean-Pierre Bekolo est remarquablement porté par Adèle Ado et Dorylia Calmel, les deux premiers rôles, féminins. N'est-ce pas finalement un poème en leur honneur ?

Jean-Marie MOLLO OLINGACINE-PRESS, Cameroun

Correspondant Permanent AM, Yaoundé.

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