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Le rêve interdit
Le Cauchemar de Darwin, de Hubert SAUPER
critique
rédigé par Souhir Driss
publié le 10/07/2006

Comment se fait-il que la glorieuse découverte de Darwin concernant la théorie de l'évolution et de la sélection naturelle puisse se transformer en cauchemar pour l'humanité ? C'est à cette question que le film de Hubert Sauper entreprend de répondre à sa manière.
La caméra, loin de toute neutralité, prend un ton méditatif ; avec son rythme lent, s'arrêtant longuement sur quelques séquences, elle se veut plus, ou plutôt autre, qu'un appareil qui se documente ; elle raconte, interroge, s'indigne et se révolte, peut être, en accélérant le rythme. L'histoire pourrait paraître ordinaire : une expérience scientifique menée par des chercheurs qui ont essayé de planter une espèce de poisson : la perche du Nil, dans le lac Victoria en Tanzanie.
L'expérience a été accomplie avec succès, mais il s'avère que c'était un succès mortel ou un cadeau empoisonné. Le poisson a été un prédateur féroce, il s'est rapidement emparé du milieu pour en dévorer les autres espèces et menacer toute la diversité naturelle du lac. Mais encore, il a assujetti la vie de la population humaine qui, jusque là, y puisait ses ressources de vie. Elle est depuis condamnée à servir "la bête" avec une dépendance quasi-totale.
Au début du film, la caméra nous conduit à travers les rues d'une ville dont les bâtiments sont envahis d'enseignes publicitaires représentant la grande multinationale "coca cola". Le chemin aboutit à une grande place publique au milieu de la quelle est plantée, comme un édicule, et, dans des dimensions redoutables, une grosse bouteille de la fameuse boisson. L'aspect imposant de l'article est mis en évidence par un déploiement plus vaste de la camera qui laisse voir les bâtiments voisins : des maisons en bois et des boutiques miniscules et modestes. Cette comparaison qui inaugure le film, annonce le passage du réel au symbolique ; ce n'est en fait que la métaphore de la domination effective de la population par le capital mondial à partir du simple fait de l'introduction de la Perche du Nil.
Cette scène interpelle un autre film sud-africain, bien plus ancien, Les dieux sont tombés sur la tête. Tout comme si le présent documentaire, ayant recours aux mêmes symboles, compléte le premier jusqu'à ses conséquences ultimes. Si celui-là par le fait même de la chute de la bouteille de Coca au milieu d'une tribu sud-africaine, annonce l'arrivée de la puissance occidentale qui a condamné les communautés humaines, jusque là indépendantes, à entrer dans son circuit, le second s'arrête sur la phase suivante. En effet, les investissements occidentaux étant déjà installés, ils ne tardent pas à exploiter, jusqu'à l'épuisement, les richesses de la région. On se demande si Sauper a bien eu recours à cet interlocuteur cinématographique pour appuyer une oeuvre de désillusionnement concernant la fameuse thèse ou prétention occidentale de civiliser les peuples indigènes et "primitifs".
C'est dans ce mouvement que ce film se présente, établissant un parallèle impressionnant entre, d'une part, la Perche du Nil, puissante bête qui a pu dominer son nouveau terrain pour y imposer les lois de la sélection naturelle, et d'autre part, la domination du capital occidental qui a changé radicalement la vie de la population pour l'assujettir à une nouvelle industrie relative à l'exploitation de la chair du poisson. Du coup les pêcheurs se transforment en agents obligés, ayant pour tache d'assurer aux grandes usines les quantités désirées de poisson qui seront par la suite exportées en filets vers les consommateurs européens.
Les conséquences s'enchaînent cruellement : des pêcheurs vivant à la merci du poisson et de son industrie, des femmes qui, face à la misère, se convertissent à la prostitution auprès des pilotes russes, des épouses de pêcheurs décédés, condamnées elles aussi à la prostitution après l'anéantissement de leur unique soutien.
Le paysage s'assombrit encore dans ses dimensions éthiques où se dévoilent les traits d'une moralité étrange qui emprunte ses principes au monde naturel où le plus fort impose sa justice dans le silence et le consentement. Mais c'est la caméra qui s'engage à dénoncer le caractère brutal et agressif de la présence des étrangers qui ne laissent aucune illusion. Ils sont les plus forts, les supérieurs et donc ceux qui doivent dominer.

"L'Homme au Naturel ne peut engendrer que la catastrophe"
C'est ce qui se dévoile à travers quelques séquences significatives telle que l'attitude du pilote russe qui, portant un regard complice sur la caméra (bien entendu, il croit avoir le caméraman à ses côtés du fait qu'il est un blanc occidental), intervient pour dicter capricieusement à une prostituée noire la manière de chanter une mélodie glorifiant la Tanzanie ; ou bien la mort de la même femme suite au violences d'un client australien ; mort tellement banalisée qu'elle n'a eu d'écho que chez ses camarades. Celles-ci, pleurant leur copine, doivent se représenter leur avenir aussi obscur et douteux. Ou encore le propos des industriels occidentaux qui gèrent les usines en place et s'acharnent à en exposer la belle image. Ils se félicitent du grand succès de leurs entreprises, tout en ignorant les conséquences sur la vie des locaux. Bien plus, ils supposent que la prospérité de leur industrie "rayonne" sur les gens de manière à les soustraire de la primitivité et les engager sur la voie de la modernité. C'est ce dont se félicitent aussi les responsables européens lors des réunions qui rassemblent périodiquement les leaders de l'économie sur les lieux.
Mais la réalité est toute autre, elle est tissée par une trame terrible là où la vie humaine perd toute sa valeur. La mort de la prostituée par exemple, ou le témoignage d'une autre en se battant contre un stade avancé du sida, affirme que la prostitution reste l'unique source de survie pour elles. La réalité c'est aussi ces silhouettes d'enfants qui se disputent quelques graines de riz, ou qui, par les effets magiques de la colle sombrent dans de longues heures d'absence enrôlées aux coins des tunnels.
Qu'en disent les pères de l'Eglise ?
Le témoignage religieux ne manque pas de présence. C'est à travers les propos d'un prêtre qui décrit, le "règne du mal" et en trace les conséquences : sida, misère etc. Toutefois, il se trouve face à un dilemme : devrait-il, devant la croissance du sida, conseiller l'usage de préservatifs ? Mais la réponse survient claire et décisive, il ne le fera pas parce que la prostitution "et la sodomie" sont condamnées par la religion. Aussi tranche-t-il sa position en faveur de Dieu livrant les mortels à leur destin, un choix qui imprègne le visage serein et béât du père. Car que peuvent valoir les maux humains devant les vérités éternelles ? ! …
Ces vérités sont également prêchées par un autre prêtre devant la grande foule : les souffrances ne seraient que le moyen par lequel les fidèles puissent se racheter. Les souffrances du Christ en témoignent … Mais les paroles du christ diffusées par le haut parleur, ses images illustrées par un écran géant semblent arriver d'un continent trop lointain pour atteindre les coeurs des fidèles, se tournant vers ciel, échouent encore à atteindre les lieux divins, car le ciel est déjà occupé par un grand nombre de rapaces qui ont envahi l'étendue de l'horizon où on ne voit plus que le noir de leurs ailes.
Ainsi le christ, aliéné dans sa souffrance intempestive, est condamné à rester à mi-chemin entre les humains qui n'ont plus d'âmes à lui offrir et un ciel déjà occupé par les dieux de la terre.
À ces humains ne reste-t-il peut-être pour survivre que le choix de partager avec les vers de terre, les déchets de poissons évacués par les usines.
Une question par ailleurs ne cesse de revenir tout le long du film mais qui ne trouve pas de réponse : que ramènent ces avions –cargos lorsqu'ils arrivent pour transporter la chair du poisson?
Cette "curiosité" révèle toute sa pertinence lorsqu'elle dévoile l'un des secrets les plus horribles du monde actuel. Les engins n'arrivent pas vides comme le pensent la plupart des interrogés, mais ils atterrissent avec des cargaisons d'armes et de munitions qui auront pour destination les régions de guerre en Afrique. Il s'avère que le petit aéroport commercial est d'abord un point par où transitent les armes. Mais lorsque ce secret est dénoncé accidentellement, le Président de la République s'est précipité pour prendre l'affaire en main… "secrètement". Entre-temps, les échanges continuent dans la plus grande des justices : de la nourriture pour les occidentaux contre les armes pour les Africains.
Ainsi, le film monte les pièces de la terreur de l'Humain contre l'Humain. Mais tout en se référant sans cesse à la splendeur naturelle de la région des Grands Lacs. La caméra quitte de temps à autre son terrain pour parcourir les étendues naturelles.
Serait-ce là l'expression d'une nostalgie qui interpelle un passé à jamais perdu ou bien est-il pour faire les distinction si urgentes pour l'Humanité : Si la Nature au naturel est harmonieuse, l'Homme au Naturel ne peut engendrer que la catastrophe, ce qui serait peut-être un cauchemar pour Darwin.
Mais le propre de l'Humanité demeure cette terrible, ou bien paradoxalement Heureuse, capacité de survivre aux catastrophes et même de les abriter dans son quotidien. C'est dans ce sens que Sauper donne la parole à un ex-soldat qui admet cyniquement la guerre de tous contre tous comme réalité incontournable, une fatalité : "ou bien on tue, on bien on te tue. Il faut alors sauver sa vie à n'importe quel prix".
Ce film nous présente une réalité crue d'un monde dont Ogilvie, terrifié de cette identification de l'Humain au Naturel, trace les traits. On est selon lui au stade de "la production de l'Homme jetable". Mais dans de telles conditions, si sombres soient-elles, est-il permis à l'Humanité d'avoir "un dream" ["rêve", NdF].

Souhir DRISS (Tunisie)

Article publié dans la Revue Le cinéphile (Tunis), éditée par l'A.T.P.C.C., Mars 2006.

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