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Un bonheur…
Heremakono. En attendant le bonheur de Abderrahmane Sissako
critique
rédigé par Mohamed Abdesslem
publié le 10/07/2006

Il y a des films, certes rares, devant lesquels on reste coi, émerveillé. Il impose d'emblée une qualité du regard et de l'ouie, jusqu'au mot fin. Ces films là, on en redemande. En voici un, Heremakono de Abderrahmane Sissako. Film bariolé de silences, du ressac de la mer et d'émotion retenue. De tissus qui claquent au vent ou froufroutent sur les corps graciles de femmes malicieuses ; Tissus chatoyants qui composent des tâches jetées sur la surface d'une toile, au fond ocre et bleu. Car il y a le désert et la mer autour de ce village qui égrène le passage du temps. Lieu de transit, d'arrivée et de départ d'êtres humains à cloche-pied sur un "ici" fragile et un ailleurs qui miroite le bonheur, outre-mer.
De " l'ici ", c'est-à-dire du vécu du village, Sissako en prélève des bribes de fiction. Et s'il n y a pas, à proprement parler, un personnage central, vecteur de l'action, Abdallah, Maâta et khatra se partagent des moments inscrits comme si c'étaient des motifs ou des croquis qui lèvent un peu la fiction sans que Sissako ne l'attire vers l'un ou l'autre des personnages.
Abdallah, qui arrive au village pour voir sa mère, ne parle pas la langue locale. Il ignore aussi les us et coutumes du pays. C'est un personnage un peu en retrait, presque cloîtré dans sa chambre. A travers une lucarne, il observe, assis, le trafic du village. Des gens qui passent, il n'entrevoit que pieds ou chaussures ; regard tronqué. Ces quelques sorties sont l'occasion de pincées d'humour ou de malentendus désopilants. S'il est dehors, vite, il décroche et regagne son observatoire.
Maâta et Khatra sont un binôme. Ce qui les réunit tout d'abord, c'est l'électricité et ses circuits. Ils circulent dans le village en installant une lampe ici, une autre là bas. Parfois, cela ne marche pas. Une ampoule importée de Taiwan, très bon marché, cela clignote et s'éteint. Khatra est le petit apprenti espiègle de Maâta. Il est parfois rabroué par son maître. L'enfant rouspète. Des questions à brûle-pourpoint, il en pose à Maâta, qui s'irrite. L'enfant a la rallonge nouée autour du bras, toujours prêt à rallonger ses rêves de gamin, les yeux écarquillés sur le monde. Khatra trottine derrière Maâta. De ce duo, Sissako en fait deux corps qui s'aimantent jusqu'au moment où Maâta rend l'âme, la nuit, au bord du large, le corps recroquevillé sur une ampoule allumée.


"Maâta et Khatra sont un binôme. Ce qui les réunit tout d'abord, c'est l'électricité et ses circuits. Ils circulent dans le village en installant une lampe ici, une autre là bas."


C'est une belle scène. Elle réunit, en un plan fixe, la mort et un halo de lumière. En arrière plan, la mer bruit, toujours recommencée ; comme quoi, il suffit de peu pour que le cinéma tâte le pouls de la vie en nous branchant sur son intensité ou son reflux. Des duos, en voici un autre, conjugué au féminin. Il s'agit aussi d'apprentissage. Au milieu de la cour d'une maison, une femme assise, à même le sol, devant un instrument de musique à cordes, apprend le chant à une fillette. Le chant et le monde ? Scène centrifuge, filmée d'une coulée, qui revient en leitmotive. On dirait que cette scène borde une périphérie vacillante à la dérive. Femme gardienne de la mémoire ancestrale, quant les hommes sont happés par le mirage de l'émigration. En voici un, infortuné, le corps rejeté par les vagues, mort et visqueux. Pour unique viatique, il a conservé une photo, relique de la mort. Et voilà l'Etat qui s'en charge, mort ; et le "morgue".
Si Maâta, le vieux, "deseléctrifie" sa fiction ; Khatra, orphelin, a des velléités de départ. Il court voir le train grappé d'humains. Le village se vide t-il ?
Lorsque Khatra renonce au départ, nous revient à l'esprit, comme un échos lointain, les paroles de feu Maâta ; paroles dites au court d'une nuit où il palabrait avec des amis autour d'un feu vif, en évoquant un ami nommé Abderrahmane qu'il n'a pas pu dissuader de partir à l'Etranger. Est-ce Sissako de retour au pays natal ? Et Abdallah ! Est-il l'alter ego de l'auteur ?
Heremakono n'avoue pas sa morale ; il la laisse en friche. Khatra va-il reprendre le tournevis- test de Maâta et faire clignoter le bonheur ?

Mohamed ABDESSLEM

Article publié dans la Revue Le cinéphile (Tunis), éditée par l'A.T.P.C.C., Mars 2006.

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