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L'acte de filmer à l'ère de l'incommunicabilité
Festival du court-métrage méditerranéen de Tanger 2006
critique
rédigé par Kamel Ben Ouanès
publié le 15/10/2006

Au Maroc, les festivals se multiplient et se diversifient. Mais l'objectif est le même : entretenir la cinéphilie et offrir au cinéma, notamment marocain, les conditions d'une meilleure visibilité ; car, faut-il le noter, le paradoxe de la cinématographie marocaine réside précisément dans cette dissonance entre une production nationale galopante et de plus en plus dynamique et une distribution qui s'agrippe et périclite, si bien que les salles continuent à fermer les unes après les autres, et de surcroît face à un paysage où fleurit la piraterie audiovisuelle particulièrement vorace et généralisée.

À Tanger, une grande ville de plus d'un million d'habitants, où vient de se tenir la quatrième édition du festival du court-métrage méditerranéen, il n'y a plus qu'une seule salle de cinéma. La politique suivie par le centre cinématographique marocain en vue de résister à cette érosion consiste d'abord à multiplier les manifestations cinématographiques à travers le royaume, ensuite à exhorter et soutenir les projets des multiplexes, la seule stratégie dans le contexte actuel, selon M. Nour-Eddine Sail, Directeur Général du C.C.M., en mesure de conférer une impulsion salutaire au secteur de la distribution et de l'exploitation.

En tout cas, l'occasion nous a été offerte de mesurer l'effort déployé par le Maroc en vue de promouvoir son cinéma. À Tanger, à côté de la compétition officielle qui a proposé trente sept courts-métrages, une section parallèle consacrée exclusivement au court-métrage marocain a programmé pas moins de soixante titres, tous fraîchement produits. Cette production pléthorique n'a pas manqué d'alimenter un vif débat entre public, cinéastes et critiques autour de l'intérêt, la teneur et la finalité de ces films. Ce qui témoigne d'une nouvelle dynamique où se croisent les promesses d'un futur talent et les essoufflements d'une vocation. Tous les genres et les approches y sont représentés : le simple sketch ludique, le psychodrame classique, le documentaire-fiction, le film expérimental, le film réaliste, le journal intime, le film poétique, etc. On est ainsi tour à tour surpris, subjugué, déçu, charmé ou irrité… Les images défilent au gré des sentiments contrastés et hétérogènes, tant la programmation est une variété étonnante, car se succèdent devant nous les images du cinéaste d'un jour et celles du talent pour toujours.

En ce qui concerne la compétition officielle, ouverte aux pays méditerranéens (chaque pays est représenté par trois films au maximum), nous avons relevé quelques thèmes récurrents : l'incommunicabilité, la frontière entre les pays ou entre les cultures, la quête désespéré d'un bonheur impossible.

Le film maltais Aile soixante 66 du duo Angélique Muller et Cathéleen Tanti (Grand Prix du festival) est un monologue intérieur d'une femme enfermée dans un asile psychiatrique. Le contraste entre des images montrant la déchéance des êtres déshumanisés et réduits à un enfermement pesant et un discours analytique et lucide montre à quel point la folie est nourrie de sagesse, car la folie, comme l'ont montré les auteurs du film, n'est pas le contraire de la raison, mais tout simplement une manière d'appréhender autrement le réel.

Tes cheveux noirs Ihssan de Tala Hadid (Maroc), s'articule autour de la problématique de l'identité et des racines. Cependant, cette question est abordée sous un éclairage nouveau et empreint de sensibilité. En effet, l'approche de la jeune réalisatrice a consisté à confronter le présent et le passé, l'ici et l'ailleurs ou encore le regard lucide et la perception affective ou subjective de la réalité ; et cela dans le but de montrer que le substrat de base du moi, ainsi que sa matrice identitaire se situent sur cette ligne médiane et paradigmatique entre les éléments contrastés.

Un autre court-métrage a suscité l'intérêt du jury et du public : Devoir en classe de l'Italien Daniele Cascella. Une immersion dans l'univers intime et caché des enfants. Le cinéaste italien a exploré les interstices de l'enfance, à la fois en pédagogue, soucieux de ne pas choquer son auditoire et en psychologue, obligé de désigner les fêlures qui rongent déjà la conscience frêle de petits. Devoir en classe témoigne de la force du cinéma d'exprimer l'indicible et de donner une forme à l'insoutenable fragilité des êtres.

La Tunisie est représenté à Tanger par trois films : Le lit de Hamadi Arafa, La moisson magique de Anis Lassoued et La citerne de Lassaad Oueslati. Si les deux premiers films ont été déjà proposés au public tunisien à la faveur de plusieurs occasions, le troisième est encore inédit et Tanger était sa première internationale. Le film de Lassaad Oueslati épouse la configuration d'une allégorie, celle d'une humanité en crise et qui doit trouver sa cohésion et sa solidarité. Mais, peut-être que l'intérêt du film est ailleurs : Lassaad Ouaslati, dont La citerne est son premier film en tant que professionnel, a su composer l'atmosphère appropriée pour situer ses personnages dans un no man's land pesant et étrange. Construit au gré d'une dramaturgie fondée sur la symétrie, La citerne progresse par le jeu et l'enjeu de la dualité. Deux personnages s'acheminent séparément vers leur destination respective, puis se croisent et avancent ensemble jusqu'à atteindre le lieu de la scène : au milieu d'une voie, se trouve une citerne. Celle-ci focalise la convoitise et la lutte de deux personnages, lutte acharnée pour l'eau, pour la survie et pour la dignité jusqu'à la mort. Mais la mort n'échappe pas à cette dualité initiale. La voie qu'occupe la citerne sépare deux cimetières, l'un est chrétien, l'autre est musulman. La croix et le croissant se dévisagent, se lancent de clins d'œil, et tissent entre eux un discours de sage dialogue empreint d'humanité. Cette allégorie, Lassaad Oueslati l'a composée avec un art consommé de pudeur et de poésie. Prenant le positionnement du spectateur, la caméra filme fixement le duel entre les deux personnages avec le même dispositif d'une dramaturgie théâtrale. Puis quand autour du duel se tissent d'autres implications, le champ s'élargit. La caméra change de position et opère de nombreux pano-travelling, car le sens de cette allégorie n'est pas forcément de nature intellectuelle ou abstraite. Ce sens est à décrypter dans la texture du cadre, dans l'espace de la scène et dans l'ordre organique de la terre et du minéral.

Kamel Ben Ouanès

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