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Une douloureuse re-mémorisation
L'impasse du Temps Perdu, de Elyes BACCAR
critique
rédigé par Mahmoud Jemni
publié le 27/11/2006

C'est la nuit. Le film débute par un plan séquence. Celui-ci est relayé par un travelling latéral qui balaie, d'abord, la cour d'une maison arabe, située dans la médina, puis nous fait découvrir, ensuite, une vieille dame, attablée au milieu d'une chambre.

Des bruits habilement mixés se font entendre : le vent qui souffle, des chats qui miaulent, de l'eau qui ruisselle, le tonnerre qui gronde, de chants liturgiques qui montent dans le ciel. Dès le début la caméra dévoile sa fonction : elle est une caméra-guide. Elle se met à nous guider dans une promenade à travers des ruelles, elle nous fait pénétrer ensuite dans la demeure de la vieille dame. Chemin faisant, la caméra nous transporte dans un voyage à travers le temps. Nous sommes devant un présent figé envahi par un passé qui revient par à–coups.

Un vrai travail d'exploration est entamé à travers des séquences qui se succèdent et s'entremêlent donnant au film l'aspect d'un carnet de notes dont chaque page renseigne sur des souvenirs enfouis. Avec une grande économie de moyens, sans aucun commentaire, sans l'ombre d'un monologue ou d'un dialogue, le réalisateur réussit à restituer, pour nous, toute une "vie", avec ses heurs et malheurs, en s'appuyant, selon le cas, sur une image, sur un bruit ou parfois sur un silence.

Dans cette re-mémorisation, Elyès Baccar recourt de manière assez équilibrée tant aux ressources de l'image que du son pour évoquer aussi bien l'enfance, que la jeunesse ou encore l'age mûr. D'où la succession et l'entrelacement des séquences. On est dans le présent. Celui-ci s'est arrêté. Il nous offre l'image d'une vieille dame, seule, chez elle, entourée de vieux meubles, d'accessoires, d'ustensiles dignes de la brocante.

Que reste-t-il de cette femme ? Un visage plein de rides, superbement filmé de profil, de lourdes jambes, supportant mal un corps visiblement affecté par le poids des années.
Elyes Baccar nous invite ensuite à entrer davantage dans l'intimité de cette dame, il nous la montre en train de "caresser" une cigarette avec ses doigts longilignes, tirer de petites bouffées de tabac, comme si elle essayait ainsi de rompre avec sa solitude et de ponctuer le temps, ou alors en train d'arpenter son espace vital, qui la conduit de la chambre à coucher au salon, puis du salon à la cuisine et, inversement.

Par moments, on sent le présent, lourd, envahissant, s'installer avec son cortège de monotonie et d'ennui, soutenu de bout en bout, par le ronron régulier des pendules de différentes formes. On en arrive à se demander comment tout cela va finir, à quoi cela rime, à quoi peuvent mener toute une vie qui s'écoule et tout le temps qui passe. C'est dans cet ordre d'idées qu'on apprend que la vieille dame attend sereinement la fin de ses jours et qu'elle n'appréhende pas la mort.

Puis on suit la dame en train d'égrener quelques souvenirs : on la revoit du temps où elle était encore enfant et, puis, du temps où, jeune, sensuelle, souriante, débordant d'énergie; de désir et d'amour, elle se mouvait dans sa vie de couple, avec un goût prononcé pour la liberté, en particulier, dans cette scène où on voit son mari, chantonnant "lyh ya banefsej", devant un lavabo.

De telles images auxquelles viennent se joindre des chansons remontant, selon le cas, à un passé plus ou moins lointain (des années vingt aux années soixante) constituent une terrible métonymie à laquelle se résume le film. Présent et passé fonctionnent en miroir. L'un est le reflet de l'autre. Elyès Baccar s'emploie, à travers la vieille dame, à rejoindre ce temps perdu. D'où une re-mémorisation douloureuse perçue comme un cheminement intérieur ayant pour objectif la lutte contre l'oubli.

D'un plan à un autre, il y a le souvenir, signe d'opposition à la disparition mentale et physique. Cette opposition a été matérialisée dans le film par la présence des miroirs. Le miroir a toujours cette double fonction : projeter / refléter. Le miroir comme accessoire réflecteur dans le film s'apparente à un style d'écriture, amplement utilisé par Elyès Baccar, à savoir le champ contre champ. A chaque fois il y a un face à face. La dame se trouve face à son passé et à son défunt mari. Le présent est face au passé.

Trois séquences méritent d'être évoquées. La première, quand la veuve se dirige vers la cuisine pour préparer un café turc. Dés que le café monte, elle se retourne, fixe le lavabo du regard. En fait, elle est en train de contempler son mari ou plutôt elle fantasme : Un mari, la cinquantaine, en train de soigner son look et de chantonner "lyh ya benefsej".

Changement d'axe. C'est son mari qui la regarde, cette fois ci, souriant et désireux. Il ne cesse de l'amadouer. Ses yeux le trahissent. Un autre contre champ. La veuve regarde toujours dans la même direction. Personne n'est devant le lavabo. Seul le bruit du café, en train de bouillir, se fait entendre.

L'autre séquence, la vieille dame avance jusqu'à un fer forgé donnant sur une chambre. Elle tient le fer forgé. Gros plan sur deux mains : une main "jeune", celle d'une fillette et, l'autre main, "âgée", celle de la vieille dame. La main de la fillette caresse la main de la vieille dame. Le bris d'une glace met brutalement fin à ce moment de tendresse.

Toujours, en utilisant le champ contre champ et le fer forgé, on voit dans une séquence la protagoniste principale et une fillette, âgée d'environ dix ans, accomplir les mêmes gestes avec des regards croisés. La fillette arrive, elle regarde à travers le fer forgé, recule, se baisse et disparaît du cadre. Le fer forgé pourrait lui aussi avoir une double fonction : stimuler / inhiber. Donc voyager dans le passé et se fixer au présent.

L'axe du temps ne contient que deux éléments en l'occurrence : le passé et le présent. Il y manque le futur. La vieille dame n'en a pas. Elle n'a aucun projet. Elle n'attend que la mort. Tout cela a été bien représenté.

La première partie du film est excellemment écrite. Elle nous a permis de comprendre non seulement comment cette vieille dame vivait mais aussi de la rendre très proche de nous, mieux encore, de la nous faire aimer.

La seconde partie du film nous semble de loin beaucoup moins réussie. Elle souffre à notre avis d'un certain "remplissage" avec des scènes de transe et une projection – à notre avis gratuite - d'un certain nombre de diapos.

Sans les dix dernières minutes, L'impasse du Temps Perdu, aurait été un joyau. Il nous invite à une réflexion sur le troisième âge, la psychologie des personnes âgées, la solitude, l'oubli, voire sur la vie, sur la condition humaine, en un mot sur l'existence.

Mahmoud JEMNI

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