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Entre banalisation et esthétisation
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 02/12/2006
Jean-Marie Mollo Olinga (Africiné)
Jean-Marie Mollo Olinga (Africiné)

Le monde dans lequel nous vivons est violent. Et le cinéma n'en est que le reflet. D'ailleurs, la représentation de cette violence au cinéma ne remonte-t-elle pas à ses origines ?
Cependant, le cinéma aspirant à marquer le réel de son empreinte et de son emprise, il arrive que la violence sorte des écrans pour prendre pied dans la vie, les œuvres cinématographiques venant ainsi perturber notre quotidien.
Définie comme une contrainte exercée sur une personne par la force ou l'intimidation, la violence (pour la philosophe Blandine Kriegel), apparaît comme cette "force déréglée qui porte atteinte à l'intégrité physique ou psychique pour mettre en cause dans un but de domination ou de destruction l'humanité de l'individu". Dans l'une et l'autre définition, force est de relever que la violence se déploie au travers de deux modes d'expression - la force et/ou l'intimidation - ayant pour finalité la domination. La violence est donc physique et morale. Mais, on ne peut pas dissocier la violence physique de la violence morale, la première induisant fatalement la seconde. Comment est-elle représentée au cinéma ?
Répondre à une interrogation dont la vastitude des réponses potentielles offre diverses pistes difficiles à synthétiser dans le cadre d'un travail journalistique comme le nôtre sans y avoir apporté une précision conceptuelle et terminologique peut biaiser notre propos. Raison pour laquelle nous avons privilégié un axe, celui de la signification et de la fonction de la violence au cinéma, axe que nous allons explorer à la lumière du survol en diagonale de quelques œuvres phares du cinéma africain et d'ailleurs.
Et d'emblée, nous ferons remarquer que la violence est présente au cinéma de deux manières. Elle est soit exhibée par les réalisateurs, soit suggérée. Dans le premier cas, elle se manifeste de façon brutale, sans équivoque. Dans le second, elle transparaît indirectement, en filigrane. De plus, relativement à sa représentation, il y a lieu de différencier les films violents des films sur la violence. Les premiers la banalisant à souhait.

La banalisation de la violence

Elle se lit dans les films violents et est en général l'apanage des films commerciaux. Cette banalisation de la violence est exhibée à outrance dans les films d'action, les films d'arts martiaux, et les films gore, entre autres. C'est le cas des films américains de série B, où la violence est présentée comme étant la seule issue à la résolution des conflits. Exemples : Rambo de Ted Kotcheff (1982), Haute Voltige de Jon Amiel (1999), Anthropophagous de Joe d'Amato (1980), Sang pour Sang de Joël et Ethan Coen (1984), etc. Ici, la violence engendre la violence, si bien que même pour faire du bien - sauver des vies, se protéger ou défendre les faibles - il faut passer par la violence. Et ce répertoire violent tend à amplifier le phénomène en puisant dans le registre du sensationnel. Même la mise en scène (de ces films) qui relève plus de la manipulation que d'un choix esthétique "donne à voir la violence sans médiation d'un débat", pour reprendre les mots de Anne Le Huerou.
Techniquement, lesdits films ne s'embarrassent pas d'intrigues compliquées. Se contentant de dépeindre un univers mettant en valeur des combats physiques à mains nues, à armes blanches ou à armes à feu, ils passent outre les jeux subtils de la complexité dramatique ou psychologique. Avec des trucages navrants, ils enchaînent sans interruption des séquences d'action hypertrophiées imposant des personnages surhumains. Se caractérisant aussi par des découpages très morcelés, des plans très courts, des effets spéciaux spectaculaires et un montage coup de poing, entre autres, ils ne laissent de "place ni au rêve, ni à la réflexion", comme le constate Vincent Pinel. Seul y manque parfois le côté gore, que le cinéma d'un certain John Woo s'est chargé de compléter.

Le maître de l'hémoglobine

John Woo est né à Canton (Chine) en 1946. Arrivé au cinéma par des films d'arts martiaux, il va très vite s'en affranchir en créant sa propre voie. Pour ce faire, il mélange "les valeurs de la chevalerie martiale chinoise avec des références cinéphiliques surtout occidentales, recyclant librement dans ses films toutes les influences qui l'ont marqué dans sa jeunesse". Au final, avec A better tomorrow (1986), Bullet in the head (1990), Hard Boiled (À toute épreuve, 1992), il offre au cinéma une (re)présentation d'une "violence stylisée et un certain lyrisme". Il fait des flics, des gangsters et des tueurs à gages ses héros, personnages liés par un même sens de l'honneur, de la loyauté et de l'amitié… "Et quand les regards se font intenses, que la douleur est contenue, c'est souvent l'annonce de combats, avant que n'explose la fureur. Il ne s'agit alors plus simplement d'action, mais de véritables ballets rythmés par les détonations", lit-on dans le site de celui qu'on a baptisé à Hollywood, "Le maître de l'hémoglobine".
En effet, John Woo pratique un cinéma de genre : le gore. Un genre spécialisé dans la représentation du sang versé, aspergé, éclaboussé, qui provoque chez le spectateur une réaction… violente de dégoût en montrant des simulacres de corps déchiquetés et noyés dans des succédanés d'hémoglobine. Si tant de sang versé et de surenchère visuelle accusent John Woo de "trop de complaisance vis-à-vis de la violence", n'est-ce pas parce que ses films posent le problème de l'esthétisation de celle-ci ? Ce qui a fait dire à certains que dans ce genre de cinéma trivialisé, Woo apparaît comme l'un des rares réalisateurs à avoir bénéficié du statut d'auteur visionnaire. Sa représentation de la violence, si l'on ne s'attarde pas sur les combats à l'arme à feu, est-elle gratuite, au regard de l'élément symbolique et "volontairement irréaliste" qu'elle forme ?

Une forme d'esthétisation de la violence

Celle-ci, contrairement aux films violents, est surtout perceptible dans les films sur la violence. Et nous nous situons là dans la logique d'un cinéma d'auteur. Comment y est-elle représentée ? Nous répondrons à cette question au travers du prisme de quelques magnifiques œuvres du genre de la cinématographie africaine.
Au préalable, nous dirons que la cinématographie africaine, en général, représente la violence de façon brutale, directe, et de façon suggérée, donc indirecte. Dans l'une et l'autre forme, il s'agit de la représentation de la violence comme moteur, conducteur dramaturgique. De ce fait, son utilisation scénaristique participe de la construction d'une émotion esthétique, mieux, de la réflexion.
Lorsque la violence, dans ce contexte, est (re)présentée de façon directe, le spectateur se trouve le plus souvent face à des images réalistes. Quentin Tarantino, réalisateur de Pulp Fiction (1994) n'affirme-t-il pas : "Si je montre tout ce sang, c'est parce qu'un type qui prend une balle dans le ventre pisse le sang. C'est une question de réalisme" ?
Dans son premier long métrage intitulé La nuit de la vérité (2004), la réalisatrice burkinabé Régina Fanta Nacro montre, dès l'ouverture de son film, une rivière charriant des restes de corps humains. La vue de cette image suggère efficacement les scènes de violence terribles perpétrées en amont. Cette manière de procéder, qui consiste à ne présenter que les conséquences de la violence, la détache de "la séduction de sa toute puissance", pour reprendre l'expression de Jean Collet. De ce point de vue, le réalisateur prend le recul nécessaire pour réfléchir, pour s'interroger, et il entraîne avec lui le spectateur. Cette forme - esthétisante en soi - trouve un champ d'application dans Hôtel Rwanda de Terry George, (2004), particulièrement dans la séquence où le véhicule de ravitaillement de l'hôtel des Mille Collines roule sur des milliers de cadavres au petit matin.
Vers la fin de son film, Fanta Nacro montre sans façon une autre séquence, forte, cruelle, celle d'un méchoui humain. Dans la salle, l'on observe des mouvements de recul, et même de répulsion. Au niveau de la réaction du public tout au moins, nous ne sommes pas loin ici de la perception de la violence représentée à la John Woo. Néanmoins, il ne s'agit pas pour Fanta Nacro de célébrer la violence, mais plutôt de l'utiliser en vue d'une représentation nostalgique d'un humanisme perdu. Si cette séquence participe de l'intensité et de la progression dramatiques du film à la manière du théâtre de Shakespeare, l'horreur ainsi exposée ne saurait donc l'être complaisamment. Fanta explique d'ailleurs dans sa note d'intention sur le film, et dans une interview accordée à Olivier Barlet et moi-même en octobre 2004 à Tunis, que La nuit de la vérité est un film écrit à la mémoire de son oncle. "Accusé d'avoir fomenté un coup d'Etat, il fut d'abord torturé et emprisonné. Une nuit, des hommes préparèrent un barbecue, l'attachèrent et le firent cuire à petit feu jusqu'au matin… Il mourait atrocement". Loin de la banaliser, cette représentation réaliste de la violence se veut d'utilité didactique et pédagogique. "Je voudrais faire de ce film une action contre l'atrocité, les conflits ethniques, la cruauté et la haine de l'homme", martèle Fanta Nacro. L'aspect pédagogique des scènes de violence de La nuit de la vérité révèle donc une esthétique du choc répercuté par le visible cru, direct, puissant. L'image filmique devient ainsi productrice de sens, en ceci qu'elle ne doit pas occulter ses enjeux éthiques. Il s'agit donc de représenter la violence dans toute sa laideur pour nous en prémunir. Loin de mimer ce réel violent dans lequel nous vivons, sa représentation de la violence en démontre la poésie dont l'esthétisation, fruit d'une mise en scène distante de la manipulation, repose sur tous les personnages du film. Parce qu'ils sont susceptibles d'être bourreaux ou victimes. Mais cette forme d'esthétisation de l'image violente n'est pas apparue au cinéma africain avec Régina Fanta Nacro. Bien avant elle, d'autres cinéastes du continent s'y sont penchés, au travers d'œuvres de reconstitution historique, ou de fiction pure, ou encore de fiction du réel. Ils l'ont utilisée pour dénoncer la violence, pour en montrer les limites et les conséquences dévastatrices. Pour l'illustrer, nous retiendrons deux séquences de flagellation publique qui se ressemblent étrangement sur le plan formel, mais dont la signification et la fonction sont on ne peut plus différentes. Il s'agit de Fools de Ramadan Suleman (1997), et de Mooladé de Sembène Ousmane (2004).
Dans Fools, concernant la violence, Suleman vient lui aussi prendre part au rapport de force schizophrénique entre bons Blancs redresseurs de torts et Noirs sauvages. Si bien que lorsqu'un Boer enragé empoigne le fouet pour administrer une "correction" à Zamani, cet instituteur qui avait violé son élève, Suleiman ne se contente pas seulement de montrer que malgré l'abolition officielle de la politique d'apartheid, les réflexes acquis pendant cette période demeurent vivaces. Cette séquence dégage une forte symbolique quant à l'expiation de ses fautes. Elle nous apprend que pour retrouver sa dignité perdue, il faut faire pénitence. L'on observera par ailleurs que dans cette partie, tel est pris qui croyait prendre. Le Boer n'est-il pas celui-là qui a jeté l'éponge, essoufflé, n'ayant pas obtenu du Noir l'humiliation de la supplication ? Stoïque, Zamani a encaissé les coups sans broncher. Remportant ainsi une victoire à rebours. Exactement comme Collé Ardo Sy dans Mooladé.
En effet, le mari de celle-ci est contraint par le conseil des sages de fouetter publiquement sa femme afin de l'amener à mettre fin au "mooladé". Comme Zamani, elle résiste au fouet (par l'endurance) tant et si bien que c'est plutôt sur le visage décomposé de son époux que se lit la douleur. Néanmoins, elle en sort très éprouvée physiquement. Lorsque titubante et soutenue par les autres femmes, Collé Ardo qui vient d'être sauvée par Mercenaire se retire, elle a déjà remporté une double victoire. Non seulement elle fait montre d'une force (de résistance) tranquille vis-à-vis des hommes, mais surtout, elle réussit à rallier les autres femmes à sa cause, démontrant par-là qu'on peut être seul(e) à initier une révolution, mais que c'est à plusieurs qu'on la réalise. Une sorte de héroïsme au quotidien ! Dans cette séquence, Mercenaire commet un crime de lèse-majesté en arrachant le fouet des mains du mari de Collé. Et nuitamment, il est assassiné. Sembène ne le montre pas, il le laisse deviner. Ceci relève d'une approche esthétique suggérant la présence de la violence, mais sous forme de figuration.
Autre exemple, celui de Camp de Thiaroye, toujours de Sembène Ousmane (1988). En dénonçant le traitement condescendant, et finalement violent, des tirailleurs par leurs frères d'arme blancs, le réalisateur sénégalais a surtout voulu montrer la faiblesse de ceux qui n'ont pour seul argument à faire prévaloir que la force. La force brutale. Face à une revendication juste, l'armée française n'a répondu que par des canonnades et des rafales d'armes lourdes, étalant conséquemment sa misère intellectuelle et son autoritarisme. Ce film ne serait-il pas l'ancêtre d'Indigènes que les critiques accueillent si positivement, tant il est symptomatique des relations franco-africaines? En s'appropriant ainsi un fait réel, Sembène Ousmane est venu le remettre au goût du jour. Ce faisant, ne se situe-t-il pas dans ce courant esthétique donnant des événements passés cette illusion d'un réel présent, qui scotche le spectateur sur son siège, les yeux rivés sur l'écran, l'attention au paroxysme, démonstration s'il en est de son adhésion à l'idéologie du film ?
Dans la même veine, Roger Gnoan M'Bala à travers Adanggaman (2000) prend sur lui de reconstituer l'histoire d'un roi africain, esclavagiste du XVIIè siècle, sans foi ni loi, qui finira lui-même esclave. L'arroseur arrosé ! Et si le réalisateur ivoirien adopte l'esthétique d'un réel violent reconstitué, n'est-ce pas pour montrer que la violence, lorsqu'elle est poussée à l'extrême, ne peut engendrer que la violence ? En s'attaquant à ce sujet dont la recherche documentaire constituait un préalable incontournable, M'Bala n'a pas voulu, comme Sembène du reste, se limiter à une simple reconstitution des faits. En choisissant de montrer sans fards comment les Amazones de ce tyran capturaient hommes, femmes et enfants, comment elles razziaient par traîtrise, mettant à feu et à sang des villages entiers, M'Bala n'a-t-il pas en réalité voulu proposer une réflexion sur l'exercice du pouvoir politique dans l'Afrique d'aujourd'hui ?
Outre ces aspects de la violence - brutale - représentée au cinéma de manière directe ou indirecte, existe une autre, tout aussi pernicieuse, qui se manifeste de façon sibylline. C'est celle qui porte en elle l'idée de violation, de viol. Celle qui implique des sentiments et des expériences conduisant à l'abaissement, à l'affaiblissement d'une personne. C'est généralement le violon d'Ingres des psychodrames où des silences, un regard, une expression quelconque ou même un doigt pointé, peuvent être véhiculaires de violence. Celle-ci étant alors montrée ou vue comme une pénétration, autrement dit comme un viol de l'intimité, du moi profond. L'origine de la violence ne résiderait-elle pas alors dans la peur de perdre ce moi ?

En conclusion, si le cinéma a le pouvoir de représenter la violence sous toutes ses coutures le temps d'un film, le spectateur lui, doit se positionner, prendre du recul et en analyser les pourquoi et les comment. La violence étant inhérente en nous, le cinéma, très souvent, n'en est que le miroir, mais un miroir qui peut être déformant. Au lieu d'en rendre compte, de l'exhiber, les films devraient la questionner, car la violence ne manque pas de significations. Et le cinéma comme média pensant l'humanité porte une pédagogie de l'effroi, du choc, et dévoile l'enjeu heuristique se trouvant dans l'œuvre filmique.
Finalement, comme le fait remarquer Stéphane Hervé à propos du théâtre, la monstration de la violence participerait d'une tentative "de proposer au spectateur une posture active dans sa réception du spectacle, et non de contenter une quelconque fascination morbide". Des propos s'appliquant merveilleusement au cinéma. À l'ébranlement du choc des images doit donc succéder la réflexion, la représentation de la violence au cinéma pouvant faire partie d'un dispositif d'alerte visant à empêcher l'endormissement des consciences.

Jean-Marie MOLLO OLINGA
Cameroun.

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