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"La cause arabe : accepter la démocratie"
Nouri Bouzid, lauréat du "Tanit d'or" à Carthage 2006
critique
rédigé par Fortuné Bationo
publié le 13/01/2007

Sévère gifle à l'intégrisme musulman, le long métrage Making Of du Tunisien Nouri Bouzid déshabille sans prendre de gants les faux prophètes de l'islam. En jetant ce pavé dans la mare, le lauréat du "Tanit d'or" aux dernières Journées cinématographiques de Carthage (JCC), du 11 au 18 novembre 2006, visait ceci : mettre en garde la jeunesse arabe contre la machine de l'endoctrinement. Entretien.

Votre film Making Of se termine de façon fatale. Le personnage principal, dans une quasi démence, se fait exploser et finalement son suicide ne profite à personne. Quel message avez vous voulu faire passer par cette fin tragique, à travers ce courant pessimiste ?

Je pense que quand un kamikaze ne réussit pas son coup, ce n'est pas un acte pessimiste. Ce n'est pas en tuant des innocents que l'acte devient positif. Mais en même temps, il a joué avec le feu, il ne peut donc pas sortir indemne. J'ai voulu aussi qu'il ne soit pas arrêté. Car lorsqu'il explose, c'est plus une dimension mythologique, une dimension de la tragédie grecque. Le film n'a pas pour but de réussir, mais de dénoncer les responsables qui encadrent ces jeunes, qui les ont manipulés. Si je ne le tue pas, ça réduit le danger que représentent ces gens-là. Pour moi, c'est essentiel que ça finisse comme ça.
Je pense que quand un kamikaze ne réussit pas son coup, ce n'est pas un acte pessimiste. Ce n'est pas en tuant des innocents que l'acte devient positif. Mais en même temps, il a joué avec le feu, il ne peut donc pas sortir indemne. J'ai voulu aussi qu'il ne soit pas arrêté car lorsqu'il explose, c'est plus une dimension mythologique, une dimension de la tragédie grecque. Le film n'a pas pour but de réussir, mais de dénoncer les responsables qui encadrent ces jeunes, qui les ont manipulés. Si je ne le tue pas, ça réduit le danger que représentent ces gens-là. Pour moi, c'est essentiel que ça finisse comme ça.

Vous logez ces jeunes désœuvrés, qui rallient l'intégrisme, au rang de victimes. Des victimes que vous tuez au lieu de les sortir des griffes de leurs faux prophètes. Pourquoi un tel choix ?

Je le tue sans qu'il tue, pour lui donner plus encore la dimension de victime. Il est la première victime. Ce que je veux dire, c'est que ces jeunes sont la victime de la manipulation et c'est normal qu'il soit la victime et pas quelqu'un d'autre. Je suis dans ma logique. Pour moi, c'est une bonne astuce dramaturgique.

Pourquoi ce choix de personnage secoué d'hésitations, de courants contraires et qui, devant le dernier pas à franchir, est toujours hésitant ?

Mon personnage, dès le début, est un rebelle. C'est un rebelle contre toutes formes d'institution familiale, ou religieuse, ou scolaire… quand il a découvert que ces gens là sont aussi une institution, il s'est rebellé. Mais à la fin, il est devenu dingue parce que la rébellion, avec le virus idéologique qui l'a atteint, lui a fait perdre la boussole complètement. (…) Pour moi, la fin n'est pas du tout une solution ni facile, ni artificielle. C'est vraiment le meilleur moyen de finir le film tel qu'il a été conçu dans ma tête.

Dans votre film, la femme incarne la bonté et tous les bons sentiments tandis que l'homme est le réceptacle de mauvais sentiments. Pourquoi avez-vous opéré un tel choix ?

Tout simplement parce que ça correspond à peu près à la réalité. Je pense que ce sont les hommes qui sont responsables de toutes les violences. Ils peuvent entraîner avec eux les femmes mais, en les aliénant. L'intérêt de la femme est autre dans la société ; cette fille qui veut le sauver, alors qu'elle a été la première victime de son endoctrinement, il l'a battue… On peut croire que les femmes cultivent la paix. Elles ne portent pas la mort les femmes, elles portent la vie. Même instinctivement, même en Afrique, les lions peuvent être porteurs de la mort. Les lions parfois tuent les enfants d'une lionne pour faire une nouvelle cuvée. Instinctivement ou culturellement, l'homme est belligérant. Je crois que chez nous, c'est encore plus fort. La guerre qu'on mène dans le monde Arabe, c'est la guerre contre les autres et contre la femme.

Dans le film, vous intervenez à plusieurs reprises pour marteler votre opinion sur l'intégrisme à travers Making Of. Ça frise la provocation. On a l'impression que vous voulez en découdre ?

Je ne veux pas en découdre. L'acteur principal m'a fatigué en plus. Je l'ai fatigué. Avec toute l'énergie qu'il a donnée, c'est quelqu'un qui ne peut pas être normal dans la situation où il était. Il a vécu en temps réel les évènements. Pour moi, il n'est pas question de lutter contre l'intégrisme sans lutter pour la liberté d'expression. Making Of est là pour exprimer le désir de parler de cela, il n'y a rien qui soit tabou. Il y a des risques à prendre. Il a peur, il me communique même sa peur et ça c'est réel. Et on ne peut pas lutter contre le terrorisme en empêchant les autres de lutter et d'avoir toute leur liberté. Les deux vont ensemble. Parfois, dans certains pays, on interdit à la gauche de lutter contre l'intégrisme ou d'exprimer des choses de peur de leur déplaire ou de les provoquer. Pour moi les deux sont indissociables. La difficulté de faire le film et d'en parler, elle est réelle parce que ce n'est pas évident de faire un film sur ce thème. Il fallait absolument transposer cela dans le film. On l'a vécue réellement la difficulté de parler de cela. L'acteur principal ne dormait pas la nuit. Il me le disait et je le crois. Il a pris des risques, il voulait partir, arrêter. Ça, c'est important de le dire (…) La peur est complexe. Ce n'est pas seulement la peur des autorités, c'est aussi la peur des intégristes mais surtout la peur de Dieu, la peur de l'au-delà, la peur de l'enfer… Il le dit : "Tu es en train de jouer avec mes éléments sacrés, mes repères sacrés". Et là, vraiment, il est secoué.

Avec ce film qui dénonce le combat des intégristes musulmans, n'avez-vous pas peur d'être considéré comme un traître à la cause arabe ?

C'est déjà fait mais l'essentiel, c'est que les choses soient claires dans ma tête. Je n'ai pas peur des idées que je pense justes. Elles ne me font pas peur. Elles méritent qu'on y mette sa vie mais en même temps, elles peuvent heurter la société. Mais je suis très heureux car à la sortie, après la projection du film, les gens n'ont pas du tout été heurtés. C'est tout à fait le contraire. J'avais l'impression que je leur ai donné un cadeau. Je n'ai jamais senti autant cela. Je voyais l'amour dans leurs yeux. Tout le monde avait envie de m'embrasser, de me dire merci. (…) Il ne faut pas sous-estimer le peuple ; si nous sommes sincères, il peut comprendre. Ce n'est pas ça le contraire de la cause arabe, c'est ça la cause arabe. La cause arabe, ce n'est pas qu'on reste plongé dans la religion, c'est d'accepter la modernité, la démocratie, la liberté de l'individu. On en a marre de la famille qui tue les individus. Tout cela est lié au développement économique, à l'impérialisme. Mais si on reste dans le thème, j'ai toujours lutté dans mes films pour l'émergence de l'individu. Je ne suis pas le seul (…). De toute façon, nous, nous avons le droit d'anticiper sur la réalité parce que nous ne devons pas avoir des calculs politiques, des rapports de forces… Nous, nous avons cette possibilité d'être de faux prophètes. C'est-à-dire, on peut inventer quelque chose qui n'est pas arrivé, qui peut arriver, qui peut ne pas arriver. C'est un droit qu'on se donne. Le fait d'être dans la fiction me sauve. Mais là, j'ai voulu être plus provocateur. J'ai pris encore plus de risques avec Making Of.

Interview réalisée à Tunis par
Fortuné Bationo

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