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Éclectisme esthétique
À Casablanca, les anges ne volent pas, de Mohamed ASLI
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 26/01/2007

"Éclectisme : école et méthode…recommandant d'emprunter aux divers systèmes les thèses les meilleures, quand elles sont conciliables, plutôt que d'édifier un système nouveau."
Le Petit Robert

Le choix du titre du film interpelle le récepteur d'emblée et invite à une première lecture. Nous sommes au seuil du film, son paratexte. Le titre nous offre déjà des informations et instaure un horizon d'attente. On peut alors noter comme première observation que nous sommes devant une construction syntaxique complexe ; elle peut même paraître inopérante du point de vue de marketing. Elle est aux antipodes des règles de base du fonctionnement publicitaire qui stipulent la simplicité, la répétition pour élaborer un titre, à l'instar d'un slogan, facilitant ainsi non seulement sa réception mais surtout sa mémorisation. À Casablanca, les anges ne volent pas offre donc une formulation inédite pour un titre de film : mise en apposition, phrase verbale, forme négative… ? La traduction arabe est encore plus laborieuse, frisant même l'agrammaticalité de l'énoncé. Le premier résultat est la profusion des versions du titre du film notamment lors des débats et des échanges verbaux ; tantôt c'est le complément circonstanciel du lieu qui est mis en avant comme l'indique l'affiche, tantôt c'est le groupe nominal sujet qui retrouve sa place originelle. S'agit-il d'une mauvaise inspiration ? D'un choix délibéré, né d'une véritable stratégie de communication pour contourner la démarche classique ? Une démarche de contournement de concept comme le pratique ce que l'on qualifiait de néo-publicité ? Le titre et l'affiche dans sa globalité fonctionnent-ils alors comme bande-annonce d'un projet esthétique qui va porter tout le film ?
Comme nous sommes encore dans le profilmique, le linguistique qui introduit l'iconique, on peut prolonger cette réflexion autour du titre en termes de fonctions du langage issues des travaux de Roman Jakobson pour dire rapidement que nous sommes en présence d'un premier niveau introduit par "À Casablanca" mettant en avant, un lieu, supposé être celui du récit. Nous sommes alors en présence d'une première fonction dominante dite la fonction référentielle, celle qui précise ce dont on va parler. Une double perspective de lecture s'ouvre alors chez le récepteur : dans un sens "réaliste" : il sait que les événements se dérouleront dans une grande ville, marquée déjà culturellement, économiquement et politiquement. Il y a aussi une perspective que je qualifierai de cinéphilique qui s'adresse cette fois non pas au récepteur anonyme mais au spectateur de cinéma possédant déjà un prérequis cinéphilique qui lui permet d'inscrire le tire du film dans un axe paradigmatique. Il ne peut pas ne pas penser alors à l'incontournable Casablanca (Michael Curtiz, 1942) mais aussi à toute une série de films marocains sortis récemment et qui mettent en avant le nom de la méga métropole marocaine : Casa ya Casa de Farida Benlyazid ; Casablanca by night de Mostafa Derkaoui et Casa daylight du même réalisateur… Occurrence qu'il peut interpréter, finalement, comme un clin d'œil possible au film de Lagtaâ : Un amour à Casablanca (1991) qui avait inauguré la décennie 90 du cinéma marocain sous le signe du succès public ?
J'avancerai pour ma part l'hypothèse que cette référence à une figure topographique balisée, joue comme facteur de stabilisation symbolique: le spectateur est l'invité d'un voyage en territoire connu ; une itération qui relève du stéréotype. C'est le signe que le cinéma marocain fonctionne désormais comme système : le film de Asli en est la plus parfaite illustration. Il arrive au moment où ce cinéma boucle le processus de son émergence en s'offrant des images récurrentes. En posant comme lieu majeur du drame, Casablanca, le film réinvestit un espace stéréotype, fonctionnant comme un véritable opérateur de sens. Le film, certes, le reconstruit, le scénarise autrement mais sur la base d'indices limités.
Cependant, cette actualisation inscrite dans le titre, par le biais du nom de la ville est très vite neutralisée par la suite de l'énoncé : "Les anges ne volent pas". La fonction référentielle se double ici de la fonction poétique. De la métonymie le titre accède à la métaphore. Une combinaison rhétorique qui me permet de postuler que l'ensemble de la démarche esthétique du film est inscrite dans son titre : de l'éclectisme. Une thèse à développer peut-être plus tard mais dont on peut déjà circonscrire les grandes lignes notamment à travers toute la dichotomie qui porte le film entre les deux espaces, ville/campagne, et qui dessine la configuration de son drame et de son écriture. De son esthétique. À Casablanca, les anges ne volent pas est un film éclectique car il est construit sur la base de blocs narratifs qui renvoient à des modalités de mise en scène qui s'inscrivent non pas dans une progression mais dans la juxtaposition. Est-ce que le coût à payer pour une dramaturgie elle-même fragmentée ? : Le récit du film est fondé sur trois histoires : celle de Saïd, d'Othmane et de Smaïl. Trois trajectoires qui se recoupent à un point d'intersection, un restaurant à Casablanca. Une évolution centrifuge puisque ce microcosme sociologique va voler en éclat sous l'effet d'un rapport conflictuel à l'espace d'accueil, celui de la ville. Cela donne lieu à trois traitements différents, à trois mises en scène dans la même mise en scène. Celle de Saïd est d'inspiration néoréaliste, dans sa version asiatique, ou kurde pourrait-on dire : la séquence du portable sur la colline est un clin d'œil à la scène du portable du Vent nous emportera de Abbas Kiarostami ; les séquences des paysages enneigées renvoient à Yol de Yelmaz Güney. C'est la principale réussite du film, sa force dramatique et sa résonance spécifique. Othmane évolue du naturalisme estampillé téléfilm, pour déboucher sur le spectaculaire avec la scène qui révèle le double cascadeur (le cheval et l'acteur). Ismaïl évolue dans un univers qui emprunte au burlesque et à la comédie italienne. Le système de distribution des rôles trahit ce dispositif scénique, éclectique, puisque de Saïd à Ismaïl nous passons du non professionnel au professionnel.
Mise en scène qui se révèle également au niveau du traitement iconique de l'espace : plans larges, plans d'ensemble pour l'espace d'origine ; plans serrés saturés pour l'espace d'accueil. Une dualité et une structure antinomique qui replace le cinéma marocain là où l'avait installé tout un cinéma des années 70 porté par la question du rapport campagne / ville. Saïd est le descendant de Abika protagoniste du film collectif Les cendres du Clos (1977) : le rapport à la ville est un rapport de dépouillement. L'espace se présente pour le héros comme un espace d'épreuves. À Casablanca les anges ne volent pas, la ville n'est pas un simple décor. Un simple thème descriptif. Ce n'est pas un espace d'exploration géographique et sociale. Chacun de ses attributs, rues, café, maison, circulation, échanges, fait l'objet d'une réécriture en code-film : champ-contre champ, caméra mobile, montage sec. La figure emblématique de ce parcours d'épreuves est le parcours de Smaïl avec ses chaussures neuves. Un parcours d'obstacle qui l'accule in fine à se déguiser, à mettre son rêve en "plastique" pour s'adapter au chemin sinueux qui s'ouvre devant lui On le voit de dos face à la ville, plan identique à celui de l'arrivée de Othmane et son cheval, plan qui rappelle une figure archétypale du western : l'arrivée de l'étranger dans la cité. Les protagonistes de A Casablanca les anges ne volent pas sont des étrangers. Ils sont livrés à un espace où se déroule l'affrontement symbolique avec un monstre des temps modernes, la ville.

Mohammed Bakrim

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