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Le visionnaire d'un monde à venir
Bab'Aziz, de Naceur Khemir
critique
rédigé par Souhir Driss
publié le 17/06/2007

Lorsque Bab'Aziz racontait à sa petite fille Ishtar l'histoire du ''Prince qui contemplait son âme'', ce n'était en vérité que sa propre histoire. En voici deux personnages qui sortent du mythe et du conte pour se lancer dans un voyage qui a tous les caractères du mystère. En effet, le film de Nacer Khemir est une construction de pièces formées de mythes, de contes, de légendes et de la mystique même. Tout cela s'établit dans une transposition nouvelle, où l'on ne peut plus identifier les rôles que dans la démarche interne du film. Celui-ci crée un nouvel univers auto référant, puisant dans la poésie et dans le rêve.
C'est la petite Ishtar qui annonce le début du film, ensuite Bab'Aziz, son grand père, qui, à la suite d'une tempête dans le désert, se trouvent enfouis sous le sable. Ils se redressent pour reprendre leur chemin. Tous les deux prennent la route d'un voyage qui devrait les amener à un lieu inconnu. Ce serait le lieu d'une grande réunion des derviches dans un rendez vous qui ne se répète que tous les trente ans. Dans leur chemin, ils vont croiser d'autres personnages. Zaid qui, fou amoureux d'une jeune femme, prend le chemin de sa poursuite. Hassan en quête de la vengeance, cherchant un vieux derviche qu'il soupçonne d'avoir tué son frère. Et Ossman, le jeune homme désespéré, qui n'hésite pas de se précipiter dans l'abîme à la recherche d'un prétendu palais au fond du désert.
Dans une construction insolite d'évènements, il y en a parmi les personnages du film, ceux qui sortent du mythe et ceux qui y entrent. En effet, on peut d'abord identifier Bab'Aziz et Ishtar. Le premier n'étant que le prince, renvoie à un vieux conte persan : ''Le prince qui contemplait son âme''; il raconte l'histoire d'un homme qui s'était lancé dans une expérience de spiritualité mystique. La seconde, Ishtar, fait résonner la mythologie mésopotamienne, c'est la grande divinité antique, déesse de la bataille, mais aussi de l'amour et de la fécondité et fille du grand dieu du soleil Sinn (elle est également connue chez les phéniciens sous le nom d'Astarte –Achtarout- où on lui assignait presque le même statut). Tous les deux, arrachés au mythe jaillissent de la légende pour rejoindre la terre et prendre leur chemin dans le désert. En revanche, les autres personnages arrivent d'un monde réel et reconnaissable. Ainsi peut-on identifier chez Zaid un homme qui a été initialement invité à la participation dans un concours de poésie regroupant des pètes de plusieurs pays. Ou bien Ossman, le travailleur qui, s'indignant de ses conditions misérables, tente l'immigration dans l'espoir de les améliorer. Ou bien encore Hassan le mondain qui, à aucun prix, n'aurait accepté de renoncer à ses plaisirs dans la taverne. Cette transposition engage tous les personnages dans le même chemin. Tous rôdent autour de la personne de Bab'Aziz. Quant au film, il tourne autour de deux axes : la rencontre et l'amour. C'est dans une telle perspective que les personnages se dépouillent de leur réalité immédiate pour rejoindre le mythe : ce serait à eux de construire de nouvelles fictions. Ils se détachent de la réalité pour enchaîner avec le rêve.

Tout se fait dans la rencontre, Bab'Aziz en a eu l'expérience ; ainsi de prince encombré par les préoccupations mondaines, se métamorphose-t-il en un sage après une longue endurance de méditation et de contemplation. Illuminé par les vérités spirituelles, il ne pourrait que suivre le chemin de ses lumières, il en a bien saisi le sens : le chemin ne peut nous être indiqué que par nous-mêmes, en exerçant l'art de voir par les yeux du coeur. En fait Bab'Aziz l'aveugle, est le seul à avoir la clairvoyance dans le chemin obscur.
La rencontre n'est nullement volontaire. Violente et forcée, elle survient pour interrompre le court ordinaire de la vie des personnages et les lancer dans l'aventure ou l'errance. Ainsi serait l'amour de Zaid, le rêve de Ossman ou le dessein de Hassan. Ces rencontres, si hasardeuses qu'elles soient, ne sont pas moins fatales, elles sont décisives. Elles arrachent les personnages de leur réalité concrète pour les condamner à de nouvelles expériences. Ceux-ci, dépouillés de leurs références initiales, se retrouvent en plein désert dans une sorte de situation nomade, où ils devraient dans l'errance trouver leur chemin. Comme si toute recherche de la vérité doit avoir pour condition cet acte décisif de se défaire de toute réalité immédiate.
Et pourtant, les signes identitaires ne cessent de proliférer tout au long du film ; mais pour relever qu'une identité n'est qu'une multiplicité promue dans l'espace et dans le temps, aussi bien que pour dé-couvrir une mémoire construite de pièces multiples. D'où le musicien turc, la danseuse kurde, la troupe des Khans de musique spirituelle, Bab'Aziz l'Iranien, le Tunisien hanté par l'idée de l'immigration, l'Algérien –vraisemblablement kabyle-, ou encore la divinité Ishtar et le Prince persan. Eux et bien d'autres forment les pièces d'un puzzle qui a pour longtemps eu du mal à trouver les combinaisons adéquates, sinon dans l'exclusion et l'oppression. Ainsi le recours majeur à la langue persane – si bien qu'il soit probablement dicté par des conditions objectives de tournage – ne fait il pas qu'illustrer une partie assombrie de notre mémoire, l'une des plus occultées par notre longue histoire officielle ?
Mais, dans l'alchimie poétique du rêve, l'amour pourra peut être ouvrir la route magique de la grande rencontre.
Or un rêve ne renvoie pas à la pure fiction, il peut instaurer sa propre vérité tout en gardant une certaine relation avec la réalité. En effet, se tisse dans le film une alliance entre le mythe, les rites, la religion et la mystique pour créer un univers très singulier qui, tout en ayant la possibilité de se référer à des personnages, ou encore à des faits concrets, a également la vocation de s'échapper de toute pesanteur et puiser sa démarche dans la quête d'une vérité transcendante de l'esprit. Mais où le spirituel ne constitue pas un univers de sainteté, plutôt qu'il amène à une sorte d'expérimentation de la rencontre possible avec le concret humain. Cette rencontre n'étant nullement inscrite à une nécessité, se passant de toute référence directe à une réalité concrète s'ouvre comme horizon ; ce serait une oeuvre dont les humains pourraient assurer/ créer les conditions.
Tout se joue sur terre, rien de supra, d'extra, de méta terrestre. Et si les voyages sont conduits par le spirituel, ils ne quittent pas la préoccupation liée à la terre. Le film ne semble formuler aucune référence à un au-delà, aucune subordination non plus à quelque autorité extérieure. Le spirituel interpelle plutôt les êtres à creuser au fond d'eux-mêmes. Ainsi Ishtar, se mémorisant les commandements de son grand père à Zaid, lui rappelle à son tour "chante, il faut chanter" Elle semble lui dire "puise dans le mieux que tu as, tu trouveras ton chemin".

C'est une sorte de symbiose qui unit tous les êtres et tous les phénomènes, elle unit le spirituel et le matériel, l'humain et le naturel ou même l'animal, de façon à ce que tout requiert du sens, et peut dès lors devenir un signe, un témoin, un guide, cela peut être une gazelle, un chat, une scarabée, un palmier, et aussi le désert dans son étendu et son relief. "J'ai avalé du sable" se plaignait la petite Ishtar pleureuse. Mais le sable n'est il pas un morceau de la chair de cet univers, notre univers qui nous est intime et dont nous sommes une partie ? Le sable est plutôt pour Bab'Aziz un moyen de purification dans un acte rituel préparant à la grande prière. Dans une telle perspective si l'on se permette de le dire panthéiste, "chère à des mystiques aussi bien




qu'à quelque philosophes", l'errance humaine ne serait plus portée à quelque critère de bien et de mal, mais à un fait d'ignorance récupérable par le savoir.
Une ré-union serait encore la mort, où l'on retrouve le fond de la terre. C'est ainsi que Bab'Aziz se préparait à la mort avec une familiarité surprenante. Elle est assumée comme étape décisive dans l'ascension à la vérité. L'on se rappelle ici de l'idée platonicienne qui assume la mort à un acte libérateur de l'âme qui cherche la vérité au-delà des apparences. Mais il y a une communicabilité entre la vie et la mort (les morts s'étaient levés en choeur pour saluer Bab'Aziz). Cela pourrait nous laisser dire que la mort n'est qu'un acte résurrectionnel, Bab'Aziz, en fait, s'il allait rejoindre les morts, il ne serait pas moins présent par l'oeuvre de transmission de son art et de sa sagesse à sa petite fille Ishtar. Leur chemin était un long parcours d'éducation où Bab'Aziz était à assouvir les curiosités de sa "petite âme" comme il l'appelait la plupart du temps. Mais ce n'était pas un savoir complet qu'il lui transmettait plutôt qu'un savoir faire et un art de s'exercer à chercher les vérités. Rappelons nous du fable du ''seau des anges''mentionnant les vérités oubliées, c'est encore platonicien, mais c'est moins un appel à un genre de réminiscence pour se ressouvenir des vérités éternelles perdues qu'un appel à une entreprise spirituelle de créer, d'engager sa propre voie de recherche, d'avoir un point de vue propre. D'ailleurs, Bab'Aziz, dans sa dernière étape, ne s'inquiétait plus quant aux compétences de Ishtar "elle est petite, mais c'est une vieille âme" disait-il à Zaïd. Il n'était pas non plus inquiet de la livrer à son destin dans l'adieu final. Ishtar de sa part, ne tardera à se reprendre pour se lancer dans l'aventure. On a même l'impression d'entendre cette voix divine arrivant de l'ère des temps qui chante en plein désert :
"Pour accomplir les présages de mon père, je me lève, je me lève avec perfection,
Je suis Ishtar, déesse du soir,
Je suis Ishtar, déesse des matins,
Ishtar qui ouvre la fermeture des cieux brillants pour ma gloire,…etc"
La voie de l'amour est bien ouverte à tous ceux qui se dévouent pour la vérité. C'est cette voie qui emmena Ishtar et Zaïd dans la recherche de Nour/Lumière. Or chercher la lumière n'est ce pas une entreprise laborieuse afin de dissiper toutes les ombres et le obscurités qui en dérivent ?
C'est dans une ville fantomatique semi ruinée (ou semi construite), que Zaïd retrouve finalement Nour. De grandes torches éclairent la ville laissant découvrir une grande peuplade et entendre différents hymnes qui chantent l'amour : l'amour de la vérité, vérité de l'amour, amour spirituel, amour charnel, c'est la grande rencontre où toutes les amours sont réconciliées. C'est comme si c'était un temple de l'amour pour le peuple du rêve. Dans ce sens le film, s'il trace des itinéraires personnels des individus, il rejoint une certaine collectivité : tout d'abord dans le mythe et le conte comme pièces d'un passé ou d'une mémoire collectifs. Ensuite, il la regagne dans un horizon "à-venir" construite par le rêve. Le réel, l'actuel sont délibérément effacés pour instituer la vérité du rêve.

Utopie ? Je ne le pense pas. Plutôt s'agirait-il peut-être d'une reconstitution du topos, ou bien une redistribution des topiques dans un acte créateur qui part d'une matière dont il prend en charge les éléments pour accomplir une oeuvre de réconciliation avec soi, par les sources même de soi. Non pas dans un temps imaginaire, mais ce serait pour les temps à-venir.
Fin du film ? Or "comment pourrait-on parler de la fin de ce qui n'a pas encore commencé ?". Une réplique de Bab'Aziz qui nous met plutôt sur la voie d'un certain commencement, d'une certaine reprise qui serait à tous de la réfléchir. Or, nul ne pourrait s'engager dans le chemin s'il ne maîtrisait l'art de voir par les yeux du coeur. Ce serait la voie des ''Muridin''disaient les mystiques, des dévoués dit-on dans notre lexique. Bab'Aziz, lui, s'était consumé dans l'amour de la vérité, tout comme le troisième papillon de l'allégorie.

Souhir DRISS

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