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"Je filme la survie, la force contre la faiblesse et le renoncement"
entretien avec Jilani Saadi à l'occasion de la sortie en Tunisie de son second long-métrage La tendresse du loup
critique
rédigé par Ikbal Zalila
publié le 30/10/2007

J'ai rencontré les films de Jileni avant de connaître le cinéaste. J'avoue avoir appréhendé cette rencontre et être quelque peu rétif à ce genre d'exercice. La confrontation avec le réalisateur d'un film est une entreprise risquée pour le critique plutôt dilettante que je suis. Tout film produit (à son insu) une image du réalisateur et tout travail critique ambitionne d'accéder au sens profond d'une œuvre, aux intentions qui y ont présidé. L'entreprise critique dans une perspective auctoriale (ou auteuriste) revient à défendre le film et l'artiste. Le risque est que l'enthousiasme ressenti à la vision d'un film se refroidisse au contact de son auteur, que le charme soit rompu, que l'image que l'on s'est faite se ternisse. L'artiste n'est pas nécessairement un communicateur et l'histoire du cinéma est jalonnée de grands auteurs dont le discours sur leurs œuvres sont on ne peut plus décevants. Peu importe diraient certains, le film une fois diffusé échappe à son créateur, et le critique ne fait rien d'autre que s'approprier le travail d'autrui pour essayer de voir dans quelle mesure il fait sens pour lui, il coïncide avec son désir. Soit, mais j'avoue vouer une admiration pour les cinéastes qui ressemblent à leurs films, plus précisément ceux qui correspondent à l'image que je m'en suis faite en voyant leurs films.
J'ai été touché par la sincérité de Khorma, l'humilité de sa démarche, l'originalité de son univers, sa poésie du quotidien. Un vent de fraîcheur dans une cinématographie nationale ronronnante, en panne d'idées, en mal de personnages, enferrée dans un naturalisme sociologisant aux antipodes de l'art cinématographique. La "tendresse du loup" second film de Jileni Saadi est venu confirmer tout le bien que l'on pense de ce cinéaste. Le trait est plus appuyé, le propos plus grave, mais toujours la même sincérité, cet immense amour pour ses personnages.
Me voilà franchissant le pas et sollicitant Jileni Saadi pour un entretien. La première rencontre s'est faite à Rotterdam où La tendresse du loup était présenté dans la section "Sturm und drang" consacrée aux jeunes auteurs prometteurs des cinémas du Sud.
Ce premier contact a été suivi d'un entretien à Tunis, dont je vais tenter de restituer la teneur.

Bizerte : l'histoire, la mémoire, les décors



Q : Khorma et La tendresse du loup> sont tournés à Bizerte, pourquoi ce choix et que représente cette ville pour toi ?

J. Saadi :
Je suis né à Bizerte, j'espère y mourir. Tous mes proches y vivent. J'y suis retourné 19 ans après l'avoir quittée pour tourner Khorma. Je m'y réinstalle après plus d'une vingtaine d'années passées en France. Je veux que mon fils grandisse dans cette ville dans laquelle je suis sûr il s'y plaira. Ce retour pour moi est nécessaire, il relève presque de l'évidence. Je suis hanté par Bizerte que j'aime et que je hais à la fois. Je l'ai beaucoup photographiée. Et c'est la seule ville où je ne me pose pas la question d'où filmer. Le fait que mes films aient Bizerte pour décor s'est imposé tout naturellement à moi. Le site est d'une grande beauté et comporte une charge émotive pour moi. Les choses vécues remontent inconsciemment lorsque je représente ma ville.
Je dois à Bizerte la découverte et l'amour du cinéma. À l'époque il y avait 4 salles de cinéma, huit films par semaine. Parmi ces quatre salles, trois avaient une programmation internationale. J'ai été membre du premier comité de ciné-club de Bizerte et j'ai pris part au mouvement de cinéma amateur.



Paris : Découverte, amour, sexualité, douleur, souffrance

- Q : Tu quittes Bizerte en 1983 pour t'installer à Paris.

- J. Saadi :
J'ai échoué au bac et j'avais un grand désir de cinéma, c'est ce qui a fait qu'en 1983 je quitte Bizerte pour Paris. Ma première année à Paris a été celle de la découverte, la nuit, l'errance, le cinéma. Mon premier film à Paris a été La ballade de Narayyama de Shohei Immamura auréolé à l'époque de sa palme d'or obtenue à Cannes.
C'est à partir de la deuxième année que j'ai entamé une licence en cinéma à l'université de saint -Denis Paris VIII. Parallèlement à mes études, j'ai été militant et animateur à l'AFCAE (Association française des cinémas d'art et essai). Paris a été pour moi la ville de la découverte, de l'amour mais aussi de la douleur, de la souffrance.


Le cinéma : Affinités avec le néo- réalisme

- Q : Si tu me parlais de tes goûts cinématographiques, il y a dans ton cinéma une veine réaliste, teintée de poésie.

- J. Saadi :
Je ressens de grandes affinités avec le cinéma d'inspiration réaliste, Gare centrale de Youssef Chahine, les grands films néo-réalistes, mais aussi les films réalistes de Pasolini, Mamma Roma à titre d'exemple, et Affreux, sales et méchants d'Ettore Scola sont des films qui m'ont marqué. J'ai par ailleurs une grande admiration pour Tarkovski qui raconte sa douleur en prenant des risques avec la forme. Je récuse l'esthétisme au cinéma, le cinéma carte postale. Pour moi la société est vivace, pas mortifère et morbide ; et je trouve que le cinéma arabo-africain comporte une certaine froideur qui ne prend pas position.


Faire des films : Mon cinéma n'est pas compatissant

- Q : Venons-en à ta conception du cinéma. Tes films sont ancrés dans les marges de la société et tes personnages sont à la marge de la marge, on y lutte pour sa survie, la vie y est dure mais il y a toujours des éclaircies.

- J. Saadi :
Je ne vais pas vers la marge par exotisme. Je suis fils de docker, issu d'un milieu populaire et ces personnages et ces décors font partie de mon quotidien. Le cimetière de Khorma est à côté de la maison de ma grand-mère.
Faire du cinéma pour moi, c'est partager des émotions. Le cinéma est un art populaire.
Je filme la survie, la force contre la faiblesse et le renoncement. Le quotidien que je filme est dur, comme l'est la vie je le pense, mais ce qui m'interpelle c'est ce qui fait que l'on puisse s'en sortir en dépit de tout, ce sont ces stratégies de résistance que déploient les êtres humains pour améliorer leur quotidien. Mon regard n'est pas compatissant. La compassion pour moi c'est la non-réaction.



- Q : En regardant tes films, on est frappé par le caractère brut de ton esthétique.

- J. Saadi :
Je n'aime pas le cinéma contemplatif, surléché, je fais un cinéma arrimé au réel et je n'ai pas comme souci principal de perfectionner mon cinéma, ce qui m'attire c'est la prise de risque avec la forme.


- Q : Est ce que l'esthétique de tes films ne serait pas quelque part influencée par son économie ?

- J. Saadi :
Incontestablement. L'état de la production en Tunisie, m'a amené à créer ma propre structure de production. L'autoproduction est synonyme de liberté de choix aussi. Étant mon propre producteur, je peux décider d'entamer un film avec des moyens très limités. C'est ainsi que pour La tendresse du loup, j'ai décidé de tourner en vidéo-numérique, le film a été kinescopé par la suite. Nous avons travaillé pratiquement sans lumière (quelques quartzs). J'aime travailler rapidement, j'ai trop peur que le film ne se fasse pas. Ce travail dans l'urgence et la précarité peut être une source d'inventions techniques non négligeable et je tiens ici à rendre hommage aux techniciens qui m'ont accompagné dans La tendresse du loup, ils ont fait preuve d'une grande inventivité en dépit de la modicité des moyens.

- Q : Khormaa été l'occasion de la découverte d'un futur grand comédien Mohamed Graia qui se trouve être le personnage principal de La tendresse du loup.

J. Saadi :
J'ai rencontré Mohamed Graia par hasard, il était à l'époque technicien dans le cinéma, il y a quelque chose dans son regard qui me fascine. Acteur, il est aussi auteur, il a contribué à l'écriture de son propre rôle dans Tendresse du loup. C'est un vrai monstre et je trouve en lui quelque chose de moi dans la façon de se voir. Le travail avec les comédiens est ce qu'il y a de plus dur. Il n'est pas évident de trouver les mots justes pour communiquer ses désirs à un comédien. Au cinéma c'est tout le travail qui se fait en amont du film qui me paraît le plus éprouvant.

- Q : Ton cinéma entretient une parenté certaine avec le documentaire as-tu des projets dans ce sens ?

- J. Saadi :
j'ai quelques réticences à faire du documentaire. J'appréhende le fait d'avoir à manipuler les gens, d'avoir à tricher. Je reste très proche du cinéma néo-réaliste dans son esprit.

Ikbal Zalila

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