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La Graine et le mulet, de Abellatif Kechiche
Opération couscous
critique
rédigé par Hassouna Mansouri
publié le 05/11/2007

Lors de la dernière biennale de Venise, La Graine et le mulet, le nouveau film d'Abellatif Kechich est loin d'être passé inaperçu. À Antalya aussi, le cinéaste français d'origine "très tunisienne" a fait parler de lui dès la première projection. Le film a remporté le prix du meilleur réalisateur dans le cadre du troisième Eurasia Film Festival (du 19 au 28 octobre 2007).

Ce n'est pas un hasard que Kechich ait un succès pareil. D'abord parce que ses deux films précédents lui auguraient déjà d'une carrière fructueuse. Ensuite le prix spécial du jury à Venise et celui de la critique internationale sont venus lui reconnaitre la valeur qui désormais lui revient de droit. Ce troisième opus vient donc confirmer la force d'un style et la personnalité artistique d'un réalisateur dont le cinéma respire l'authenticité. Il est comme une fusion du pittoresque et la fluidité de la comédie à l'italienne d'un côté et le lourd poids du sens du tragique à la Bergman.

Quoi de plus cliché qu'un film fait par un Tunisien sur le couscous ? Toutes considérations culturelles ou socio-anthropologiques ne valent guère l'utilisation purement cinématographique que Kechich fait de cet emblème de la culture culinaire des pays maghrébins. On ne peut certes pas lui reprocher, comme on l'a souvent fait avec d'autres réalisateurs, de faire de ce type de motif culturel un fonds de commerce. Toute la vie dans La Graine et le mulet se structure autour du repas de dimanche. Habitude typiquement tunisienne, soit dit en passant. Tout le long du film, rien ne laisse comprendre que ce repas qui donne autant de plaisir et de joie de vivre pouvait être plus qu'un point névralgique du scénario.

Quand on sort du film, on se demande comment ce repas a pris une signification aussi forte. C'est que le cliché est partout dans ce film. Kechich a campé son histoire dans une société d'immigrés. Le puzzle de son scénario est fait de l'ensemble des stéréotypes qu'on lui associe automatiquement. Ça commence par un mode général de vie, un milieu d'ouvriers vivant en grand nombre dans des logements exigus, passant par le repas familial du couscous, arrivant même jusqu'à la façon de parler, celle des jeunes (pleine de jargon), celle des moins jeunes plaçant des mots arabes par-ci par-là et tous inventant, non sans sympathie, des structures hybrides et un accent beur qui ne sont pas sans dégager une grande fraicheur...
Néanmoins, à aucun moment, la question de l'intégration n'est posée de manière frontale. Pourtant elle est là, mixée aux autres grandes questions de la France. Derrière chaque mot, ou presque, à travers une situation anodine percent, de temps à autre, les cauchemars les plus terribles d'une société. Les contradictions, les tensions aussi bien que les moindres moments de joie de cette communauté sont porteurs des stigmates d'une société française rongée par les paradoxes. Le film se veut donc actuel. Il traite, comme d'une façon clinique, des questions les plus chaudes du moment ; le chomage, le licenciement, le statut des immigrés, une jeunesse paumée, des hommes et des femmes brisés et prêts à tout pour un moment d'amour...
Dans ce contexte de tensions multiforme, Slimene, un sexagénaire licencié pour vieillesse ou pour exigence de la mondialisation, s'érige en défenseur du droit au rêve et à la joie de vivre. Son projet, fantasque pour certains, se transforme rapidement en une abbaye de thélème, un temple pour le plaisir du partage, le temps d'un repas, et d'une vie et d'un espace. Le rêve se transforme en une bataille pour le partage de l'espace : le restaurant bateau ayant besoin d'une place où amarrer, toutes les instances du pouvoir dans la petite ville se mêlent avec des discours pleins d'ambigüité, de sous-entendu.
De tout cela naît une forte impression de tension que Kechich rend par des choix de mise en scène très éloquents. Le cadrage serré notamment est propre à provoquer chez le spectateur, ce sentiment d'étouffement qui explique la logorrhée et la boulimie des personnages. Le cadre est la plupart du temps serré sur des personnages bavardant avec un débit rapide ou mangeant et parlant à la fois. Mais de quoi parlent-ils ? C'est là où on retrouve le talent de Kechich comme dialoguiste. Il fait parler ses personnages de tout et de rien. Une conversation sur les couches de bébé tourne facilement en une discussion sur les problèmes de l'économie et des lois du marketing. Les compléments sur le couscous de mémé deviennent vite une réflexion sur l'amour et la philosophie de la vie. Tout se passe face à une caméra discrète et subtile qui, tout en finesse, traite des questions les plus graves.

Hassouna Mansouri

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