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"Le cinéma africain a été abandonné par les dirigeants africains"
Interview exclusive de Jean-Pierre Bekolo
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 15/01/2008

Jean-Pierre Bekolo a séjourné au Cameroun pour continuer son film sur Manu Dibango.

Vous avez organisé une exposition au Musée du Quai Branly à Paris, baptisée "Un Africain dans l'espace", de quoi s'agit-il ?
C'est une exposition comprenant neuf écrans dans une espèce de bulle, une espèce de caillou spatial. Elle a commencé le 12 octobre 2007 et s'achèvera le 6 janvier 2008. Il s'agit d'un projet collectif d'une diaspora africaine qui a réussi, mais de manière individuelle. J'ai donc trouvé indispensable de créer ce projet collectif pour ces cerveaux en fuite, qui ne travaillent plus pour l'Afrique. Vous savez que pour la plupart des Africains, New York est la dernière frontière du rêve. Après, où va-t-on ? La réponse est, bizarrement, en Afrique, encore. Au lieu que ce soit Mars. Il y a donc un vrai besoin de transformer l'Afrique en quelque chose de futuriste, en une utopie, en un idéal. C'est cette énergie que j'ai voulu fédérer et symboliser avec un écran au plafond, c'est ça un Africain dans l'espace, comme une fenêtre. Et les huit écrans en bas, c'est des gens qui partagent leurs expériences, à l'image de Eugène Ngono, Executive Chief chez Dean and De Luca, qui est le plus grand traiteur des Etats-Unis. C'est à lui que la Maison Blanche commande ses dîners, ses arbres de Noël. Voilà donc un Camerounais qui fait la cuisine pour George Bush. Il a déjà gagné plusieurs concours de cuisine face aux Occidentaux et aux Asiatiques. Son secret, dit-il, est d'avoir grandi au village. Il combine les recettes camerounaises avec celles des autres, ce qui donne un goût incomparable à ses recettes.
Personnellement, je me suis rendu compte que je fais aussi partie de cette diaspora, qui ne sait plus travailler ensemble, et dont les projets collectifs doivent être la priorité. C'est d'ailleurs dans cette optique que j'ai entrepris de tourner un film sur Manu Dibango, c'est pourquoi je suis ici, et un autre sur Samuel Eto'o Fils que je finaliserai à la Can. Ce sont des symboles collectifs.

Vous avez longtemps séjourné en Afrique du Sud, qu'y faisiez-vous ?
J'y ai travaillé, dans plusieurs pays d'Afrique australe, sur une émission de téléréalité appelée "Imagine Africa". Cela a été pour moi une expérience intéressante et très enrichissante en ceci que c'est une nouvelle forme d'écriture, populaire, instantanée, pour montrer une Afrique dynamique, unie pour combattre le sida. Je faisais partie d'un ensemble de trois réalisateurs, dont chacun chapeautait un groupe de jeunes réalisateurs. Nous avons tourné 13 épisodes diffusés dans 39 pays de tous les continents, dont le Cameroun, avec la Crtv.

Comment se porte Les Saignantes, après son triomphe au Fespaco ?
Le prix que ce film a remporté à Ouagadougou a posé comme une espèce de standard. Les collègues qui l'ont combattu ont été les mêmes qui ont été obligés de l'intégrer parmi les films référence. Il a ouvert quelque chose, c'est-à-dire qu'après la résistance, il a été accepté. C'était la première victoire pour moi.
La deuxième, qui découle de celle-là, c'est l'input qui aura lieu en Afrique du Sud en avril 2008, et qui concerne toutes les chaînes de télévision qui comptent dans le monde entier. Il est organisé pour la première fois en Afrique. Je suis le Shop Steward de cet évènement, c'est-à-dire que c'est moi qui choisis les programmes qui influenceront les choix des chaînes de télévision. La sélection finale aura lieu à Berlin. L'idée, portée par l'Afrique du Sud, est que l'Afrique devienne leader, que l'Afrique commence à parler au reste du monde. C'est la conséquence de Ouagadougou.
Concernant la distribution des Saignantes, je travaille, en France, sur ce que j'appelle "la diffusion convergente", c'est-à-dire que je vais sortir le film sur différents supports à la fois.
Malheureusement, l'Afrique n'existe toujours pas au niveau du cinéma.

Connaissez-vous la nouvelle cuvée des réalisateurs camerounais, que pensez-vous de leur travail ?
Ce qui est remarquable, c'est qu'il existe une espèce de frémissement. Beaucoup de jeunes prennent la caméra et font des films. Il y a donc de l'optimisme, cela prouve qu'ils sont motivés.
On note aussi une apparition de styles, avec de la personnalité, et pourquoi pas, du génie. Le film qui, pour moi, apporte quelque chose, c'est Les blessures inguérissables. C'est un film qui aborde un sujet tabou, et qui montre la difficulté de notre société à être moderne et contemporaine. La plupart des Camerounais connaissent le phénomène des familles de femmes qui ne réussissent pas ou ne vont pas en mariage. Dans le cas de ce film, ce thème propose une lecture psychologique et psychiatrique d'un vrai phénomène de société. Il donne une clé pour comprendre d'où partirait cette "malédiction".
Et ce qui est impressionnant, c'est la cohérence de la forme. Cette idée de folie qui déteint sur des générations de femmes, et qui rend le film très ambitieux. Gérer ce temps aurait pu constituer un casse-gueule, mais la réalisatrice s'en sort fort bien. Et on n'est pas dans une narration au premier degré. Il y a aussi le casting et le jeu des comédiens qui est très fort. Je conseille vivement ce film, qui correspond à la définition que je me fais du cinéma, à savoir un outil de diagnostic d'une société malade.

Et ce n'est qu'à cela que pense Bekolo lorsqu'il tourne ?
Personnellement, quand je décide de tourner, c'est d'abord un désir d'expression ; c'est comme quelqu'un qui reçoit un coup et qui doit crier. Cette personne ne se munit pas des précautions du genre : qui va entendre mon cri ? Quelle intonation utiliser ? A quel moment crier ? C'est une affaire entre moi et moi-même, mais tout en sachant qu'il s'agit de communication, d'échange, de langage, et que je peux parler aux initiés et aux non-initiés. Et la culture africaine a ceci de particulier qu'elle parle toujours aux deux à la fois. Exemple, une cérémonie dans une cour avec des masques, et qui est très divertissante pour les enfants, et révélatrice d'informations pour les initiés.

Croyez-vous, comme beaucoup, que la caméra numérique va sauver le cinéma africain ?
D'emblée, je dirais qu'il ne faut pas sortir le cinéma africain de l'Afrique. Des solutions parachutées ainsi, où un outil peut résoudre les problèmes de l'Afrique, même si le réfrigérateur dans les années 20 a résolu celui des féministes… J'imagine que vous posez le problème du coût, parce que l'Afrique est pauvre. Je pense qu'il y a une réelle contradiction : il y a l'Afrique vis-à-vis d'elle-même ; et l'Afrique vis-à-vis de l'Occident. La caméra numérique permet, comme chez les Nigérians, de faire des films, sans aliénation, bien qu'il subsiste une imitation de l'Occident, observable au niveau des grosses voitures, ou du couscous qu'on ne mange plus avec les mains. La caméra moins chère ne résout donc pas le problème de l'aliénation, par exemple. Elle semble tout simplement dire : "Nous sommes déjà aussi comme vous". Il existe tout de même un pendant de ce cinéma qui est traditionnel, qui valorise la coutume. Mais, cette caméra fait-elle le travail de diagnostic que j'évoquais plus haut ? Non ! Je ne la condamne pas, elle n'est qu'un objet, qui ne fait que ce qu'on lui demande de faire. Elle risque de nous mettre en contradiction avec ce qui pourrait être considéré comme notre cinéma, un cinéma de paysage, avec des animaux, et que nous pourrons perdre.

Comment interprétez-vous les changements de responsables survenus au ministère camerounais de la Culture ?
Je tiens d'abord à préciser que je suis le secrétaire général de la Guilde africaine des réalisateurs et producteurs de la diaspora. Il faut reconnaître une chose, le cinéma africain a été abandonné par les dirigeants africains. Partout dans le monde, le cinéma est une affaire de jeunes. La moitié de la population africaine a moins de 15 ans. En abandonnant le cinéma africain, c'est la jeunesse du continent qui est abandonnée. Et ça se voit, du nord au sud, et de l'est à l'ouest de l'Afrique, les enfants africains sont dans la rue. Et l'ironie fait qu'on utilise le cinéma pour les enrôler dans les armées.
Le livre, qui a représenté ces derniers siècles le mode d'acquisition des connaissances, est en perte de vitesse. Son coût économique et environnemental est de plus en plus élevé. Les jeunes, grâce aussi à l'air du temps, se déportent vers la télé, où un enfant passe en moyenne cinq à six heures. Cela veut dire que nous abandonnons l'éducation de nos enfants aux autres, que nous leur abandonnons leur avenir. Il n'y a qu'à voir comment est financé le cinéma africain aujourd'hui. C'est l'Union européenne, la Francophonie, le ministère français des Affaires étrangères. L'avenir de l'Afrique est entre leurs mains. Voyez le nombre de festivals de cinéma africain dans les villes européennes et américaines ! Nous éduquons leurs enfants sur nous !
Ce qui me choque, c'est la désinvolture des responsables de notre avenir, des administrateurs de notre culture. Mais j'ai l'impression que ça change.

Entretien mené par Jean-Marie Mollo Olinga

Article paru dans LE JOUR (Yaoundé).

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