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Corps social, corps intime
À propos de trois films marocains à l'affiche
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 09/02/2008

L'événement est suffisamment inédit pour ne pas le souligner: aujourd'hui trois films marocains sont à l'affiche. Il s'agit de Deux femmes sur la route de Farida Bourquia, Les Jardins de Samira de Latif Lahlou, Où vas-tu Moshé ? de Hassan Benjelloun. Ce sont des productions de 2007 qui ont été présentées au festival national du film et lors du spécial Maroc 2007 du Festival International du Film de Marrakech. Sur le plan international les trois films ont géré et continuent une carrière aux fortunes diverses.

Mais pourquoi sur le plan du marché marocain parler d'un fait "inédit"? Il est rare tout simplement que deux films marocains et encore moins trois ou quatre choisissent de tenir l'affiche en même temps. D'abord pendant longtemps par absence de productions. Il y avait un temps où l'ensemble des sorties de l'année arrivait à peine à… trois films. En 2007, ce sont 20 longs métrages qui ont été produits et terminés. Pendant longtemps encore une règle non écrite amenait la profession à une forme de pudeur ; pas de compétition en salles pour les films marocains. Un accord tacite des distributeurs (le pluriel n'est pas approprié pour une réalité où il n'y avait absolument pas de distributeur pour le film marocain) stipulait qu'il fallait laisser sa chance à un film et à un seul. La réaction du public n'était pas certaine ; c'était la grande inconnue, le départ vers une grande aventure. Depuis pratiquement la fin des années 90, une nouvelle réalité est née: le film marocain a forgé une bonne place au box office et plusieurs films marocains étaient proposés à un public qui répond positivement. Il faut souligner ici deux faits majeurs. C'est l'arrivée de la nouvelle formule des multisalles qui favoris cette multiplication de l'offre y compris pour les films marocains récents. L'autre fait tangible est l'absence d'une véritable politique de communication autour des sorties marocaines. Un film marocain compte principalement sur la circulation de la rumeur publique pour attirer son public. Il y a certes l'apport essentiel des spots télévisés mais ils sont écrasés par le flux télévisuel qu'ils peinent à se démarquer d'autant plus qu'ils sont souvent insérés dans le couloir publicitaire global. La télévision publique n'est pas encore arrivée à proposer la meilleure formule pour la promotion du film marocain : une émission spécialisée à un horaire respectable, la multiplication des présences de comédiens et de membres de l'équipe du film à l'affiche sur les plateaux des J.T et des émissions généralistes… Lors des dernières assises du cinéma, ces propositions ont figuré dans les résolutions finales adressées à qui de droit. C'est pour dire que cette dynamique de la production finit par avoir des effets d'entraînement sur l'ensemble du processus de production d'un film.

Les trois films à l'affiche aujourd'hui sont également représentatifs de cette dynamique. Ils sont porteurs d'indices caractéristiques des tendances qui traversent le cinéma marocain. On y retrouve en premier lieu un indice de continuité générationnelle. Latif Lahlou qui appartient à la génération des pionniers, son premier long métrage Soleil du printemps remonte à 1969, signe ici avec Les Jardins de Samira son troisième long métrage. Une longue carrière riche surtout en termes de production. Latif Lahlou est un producteur dynamique au niveau de la production exécutive comme au niveau de la prestation de service. Il n'hésite pas également à produire ses collègues marocains (le cas de Face à Face de Abdelkader Lagtaâ). Il a également travaillé pour la télévision.

Une femme figure parmi les auteurs des films actuellement à l'affiche. Pour elle également c'est un retour au cinéma. Ayant une formation spécifique en la matière elle a néanmoins surtout travaillé pour la télévision qu'elle rejoint dès la fin des années 70. C'est la pionnière marocaine en téléfilms. Avec Deux femmes sur la route, elle signe son deuxième long métrage après La Braise en 1982. Hassan Benjelloun appartient lui à la génération suivante, la troisième en quelque sorte après celles de Lahlou et Bourquia. Et c'est le plus prolifique des trois. Où vas-tu Moshé ? est son huitième long métrage. Il est arrivé au cinéma par la cinéphilie ; le cinéma n'est pas sa formation initiale. Son premier long métrage La fête des autres, 1991, coïncide avec le début de la décennie qui va marquer le décollage du cinéma marocain et son installation dans l'espace public comme première expression artistique de l'imaginaire collectif de la société marocaine.

Les trois cinéastes affichent d'ailleurs une prédilection pour le cinéma qui a un ancrage direct dans le social. Mais si l'on peut dire que Latif Lahlou a ouvert la voie, avec Soleil de printemps, à une esthétique s'inspirant du néoréalisme, il prend ses distances de ce courant avec son nouveau film Les Jardins de Samira en confrontant le corps social au corps intime. Il passe d'une macroéconomie du réel à une microéconomie qui fait du couple, du désir son argument narratif. Le vieux mari qui vient chercher en ville une jeune épouse renvoie à une génération impuissante (celle du cinéaste et de son projet de changement social ?). L'impuissance abordée ici à un niveau intime renvoie davantage à une figure métaphorique ; une métonymie de la panné généralisée qui marque le processus d'évolution des rapports sociaux. Lorsque le couple revient en voiture de la ville, Samira jette un regard aux champs en friche qui l'entourent et demande à son mari: "tout cela t'appartient?". En fait, elle est à l'image de ces champs délaissés. C'est le procès de toute une classe sociale soucieuse d'accumuler le capital (fixe et mobile) et soucieuse d'une image frauduleuse de soi. Le film dit tout cela dans une démarche minimaliste qui laisse son temps à la caméra pour décrire l'espace qui corsète les protagonistes dans un étau de préjugés et de simulacres. C'est une dénonciation douce amère, à l'image du plan final, du faux et du mensonge.

Hassan Benjelloun prolonge sa réflexion historique en remontant cette fois plus loin dans le calendrier. Après une radioscopie de la société marocaine à travers le statut de la femme notamment dans Jugement d'une femme et Les lèvres du silence, il confronte le corps social à sa mémoire; d'abord avec la question de la répression politique des années 70 avec La chambre noire et en remontant vers les années soixante pour aborder la question de l'émigration juive. Une double problématique pour souligner la complexité de la question de la mémoire: elle n'est jamais une mémoire monolithique; elle est au moins conflictuelle (chacun à sa mémoire), et plurielle (la composante judaïque de la nation marocaine). Hassan Benjelloun est fidèle ainsi à sa démarche: il met met du drame (le contenu) au cœur du mélodrame (la forme).

Farida Bourquia met sur la route deux femmes au statut social différencié mais subissant le même regard, la même idéologie, le même destin. C'est un road movie qui commence par une perdition et se termine sur une réconciliation sur fond d'interrogation existentielle. Amina, l'héroïne principale, protagoniste du récit, aux allures modernes, tombe en panne. C'est le signe d'une détresse plus profonde. La rencontre avec Lala Rahma est prémonitoire. C'est un symbole comme son nom l'indique. C'est en outre une vendeuse de couverture. Tout le long du récit Rahma va couvrir Amina. Un parcours initiatique qui fait la part belle à la sagesse née des années et de la souffrance.

Si un film résulte de la synthèse réussie entre un projet esthétique, une dramaturgie et un récit, on peut dire que le film de Latif Lahlou tend vers le pôle projet formel, celui de Hassan Benjelloun vers le pôle dramaturgie ; celui de Farida Bourquia vers le pôle récit. Une diversité d'approche et d'écriture qui enrichit le corpus cinématographique marocain.

Mohammed Bakrim

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