AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
25 004 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
Question d'histoire, enjeux de cinéma
Adieu mères, de Mohamed Ismail (Maroc)
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 20/02/2008

L'année 2008 prolonge la lancée de 2007 avec des sorties quasi régulières de nouveaux films marocains. C'est un moment inédit de notre jeune cinématographie: pratiquement, nous avons, en moyenne, un nouveau film à l'affiche tous les quinze jours. Et le rythme est donné pour continuer une bonne période de cette année.

Depuis quelques jours, c'est le film de Mohamed Ismail, Adieu mères, qui brigue les suffrages du public marocain. Le film a bénéficié d'une bonne image lors de son passage au festival national du film à Tanger au mois d'octobre dernier. Beaucoup de cinéphiles ont regretté d'ailleurs son absence du palmarès. On peut affirmer d'emblée en effet que c'est le film le plus abouti du cinéaste. Mohamed Ismail occupe une position particulière dans le paysage cinématographique marocain: son travail se caractérise par une régularité et un souci de se doter des meilleurs atouts professionnels. Certains observateurs ne manquent pas d'ailleurs de souligner que ses films - Adieu mères est son quatrième long métrage - sont des films de producteurs : souci du casting, désir de se confronter à des enjeux scénaristiques différents… c'est le cinéaste de la continuité et de la rupture. Continuité en termes production et de choix cinématographiques ; rupture en termes de dramaturgie et d'univers diégétique. Le monde qui se dégage de cette filmographie est celui d'une communauté confrontée à des choix radicaux où l'on trouve la question fondatrice du départ et de l'exode. Mohamed Ismail a situé son travail autour de la notion du scénario de proximité ; une des dimensions qui font la caractéristique majeure du cinéma marocain au tournant des années 90. Des thèmes de société et qui font débat. La question de l'émigration, notamment dans sa variante marginale et clandestine, est au cœur des ses films Et après et Ici et là.

Adieu mères reste dans cette continuité du cinéma du débat de société avec une autre forme de migration, celle de la communauté juive marocaine. Une grande partie de celle-ci a opté pour l'émigration en Israël à la fin des années 50 et au début des années 60. Le film situe son récit en 1960 pour décrire la séparation de deux familles marocaines, l'une musulmane, l'autre juive. C'est un aspect douloureux de l'histoire contemporaine du Maroc ; une plaie tue par l'historiographie officielle et que le cinéma aborde de front dans le sillage du travail de mémoire qui traverse l'espace public marocain. On peut dire alors que le film de Mohamed Ismaïl est un projet porté par une double ambition: une ambition professionnelle et une ambition artistique. Une ambition pour le cinéma dans la mesure où le film a des enjeux de reconstitutions historiques rarissimes dans la filmographie marocaine et une ambition de porter par des voix artistiques des sujets sensibles sur l'espace public. Il faut reconnaître que sur les deux aspects le film est une réussite. D'abord en termes de défi de production et ensuite en termes de mise en scène. Le film ne pèche pas cependant par trop de prétention. Nous ne sommes pas dans le macro récit historique qui cherche à embrasser l'ensemble de la question juive au Maroc et de leur départ. Ce n'est pas une version marocaine de L'Exodus. C'est un micro récit qui cherche à se confronter à la grande histoire par le biais de l'intime et du mélodrame (au sens esthétique du mot).

Deux familles marocaines illustrées par Henry (Marc Samuel, très bon) et Brahim (Rachid Elouali, l'acteur fétiche de Ismail) vivent ensemble. Les deux hommes dirigent une scierie. Le film se concentre sur la nature sentimentale et profonde qui marque cette union. Aspect dramatisé par le rapport de filiation : Brahim n'a pas d'enfant et sa femme, Fatéma, projette ses instincts maternels sur les enfants de Henry et Ruth (émouvante et sincère interprétation de Souad Amidou). Une histoire de voisinage et de complicité culturelle que viendra perturber la grande histoire. Un signe prémonitoire: en sortant de la synagogue la mère de Ruth subit une agression au moment même où le représentant des services de l'immigration israélien est dans les parages en train de faire son travail d'endoctrinement idéologique pour favoriser le départ vers la "terre promise". Il réussira à briser les liens communautaires liant les deux confessions. Les affairistes des deux bords trouvent une aubaine dans ce nouveau contexte. Il y a un transfert de richesse, de valeurs et de biens symboliques qui va s'opérer et que le film va illustrer directement, via le personnage de Benchekroun qui renvoie à la bourgeoisie marocaine montante sans scrupule (son attitude à l'égard de l'idylle que vit son fils Mehdi avec la jeune Eliane) ou implicitement, Brahim va offrir comme cadeau à l'un des enfants d'Henry, un pistolet !

Le film décrit ce processus de rupture sur un fond de tragédie (le naufrage d'Ergos qui va coûter la vie à plus de quarante personnes) et de fidélité: Fatéma restera fidèle à son amie juive et élèvera ses enfants orphelins. Une des séquences fortes du film est celle de la transmission des signes d'appartenance communautaire dans le décor insipide et atemporel d'un cimetière; scène filmée comme des images oniriques, irréelles.

La réception publique du film a été précédée d'une polémique stupide sur son financement, espérons que les jours qui suivent permettront d'aller aux questions de fond : pour le cinéma d'abord, à travers les problématiques d'écriture, de production, d'enjeux de reconstitution de grands récits mémoriels… et les historiens ensuite comme les intellectuel et les politiques.

Mohammed Bakrim

Films liés
Artistes liés
Structures liées