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Des mots contre les maux
Junun, de Fadhel Jaibi (Tunisie)
critique
rédigé par Ikbal Zalila
publié le 27/02/2008

Junun, la pièce de théâtre, a été une onde de choc dans la vie de tous ceux qui ont eu le privilège de la voir sur scène. Un bonheur douloureux, si l'on peut oser l'oxymore, rarement l'adresse au citoyen que nous essayons tous d'être tant bien que mal n'a été aussi directe, ne s'est faite sentir avec autant d'urgence. Le personnage principal, Noun, nous a poussés dans nos derniers retranchements, interpellés dans ce que nous avions pris soin d'enfouir au plus profond de nous-mêmes. Difficile de se poster au seuil de l'entrée de l'asile pour observer en spectateur distant, le déroulement de l'histoire de Noun et de sa psychose. On a eu beau revoir cette pièce, afin d'espérer retrouver cette place si confortable de spectateur. À chaque fois, il suffit de cinq minutes pour que l'on se retrouve de nouveau happé par la tragédie de cet homme à qui on a confisqué la parole et qui s'avère incapable d'en faire usage une fois qu'on la lui a restituée. Junun est aussi l'histoire de l'émancipation de cette parole. À son corps défendant, Noun essaie de redonner cohérence au désordre qui l'habite, avec pour seule arme les mots.

La mauvaise querelle du théâtre filmé

En faisant de Junun un film, Fadhel Jaibi s'engage pour une troisième fois dans la voie de l'auto-adaptation du théâtre au cinéma. Après La noce, une réalisation collective du " nouveau théâtre" longtemps sous-estimé mais qui est considéré aujourd'hui pour un très grand nombre de cinéphiles comme un film majeur de la cinématographie nationale, Arab que des critiques pas toujours très attentionnés ont un peu vite fait de classer dans la rubrique théâtre filmé, alors qu'il s'agit d'un film qui illustre la fécondité d'un métissage intelligent entre théâtre et cinéma, si on prend la peine de s'y attarder. Il n'y a rien d'original dans le fait de réserver un accueil glacial à un metteur en scène de théâtre qui s'attaque au cinéma. Sous toutes les latitudes, l'argument vite expédié est le même : la théâtralité de son cinéma. Il serait quelque part inscrit dans les gènes des hommes de théâtre une sorte d'impossibilité de faire un film qui soit capable de s'affranchir des conventions de leur art. Un survol de l'histoire du cinéma ferait perdre à cet argument toute sa consistance et le ravalerait au rang de cliché. Le cinéma a de tout temps été un art impur et la dette contractée à l'égard du théâtre, incommensurable. Méliés, Griffith, Renoir, Bergman, Renoir, Rivette, Angelopoulos, Ozu ont tous d'une manière ou d'une autre entretenu dans leurs films des relations plus qu'incestueuses avec le théâtre. La théâtralité est au fondement du cinéma. La théâtralité n'est pas le théâtre filmé ou plus vulgairement le théâtre "de conserve" : le huis clos, la fixité, et le point de vue unique celui du spectateur de la salle. Arab est un film qui affichait et assumait sa théâtralité, son intérêt résidait dans sa capacité à préserver cette âme théâtrale et d'avoir trouvé dans les moyens expressifs du cinéma la capacité d'intégrer cette théâtralité dans sa mise en scène.

Au-delà de l'institution, la société

Junun, le film, préside d'intentions identiques ; abstraction des décors, huis clos, sur-jeu ouvertement assumé. Le gros plan sur Noun éructant sa douleur qui inaugure le film nous prend à la gorge, sa lente traversée de la droite vers la gauche du cadre jusqu'à sa sortie du champ préfigure la difficulté de sa quête. Son regard caméra nous interpelle ; les yeux dans les yeux. On n'en sortira pas indemne ! Contrechamp en plan large et nous voilà face à la psychiatre interlocutrice de Noun. La pièce est immense et la focale très courte procurant une sensation d'étirement de l'espace, qui le rend inhabitable par les corps qui y évoluent. La tragédie de Noun réside aussi dans sa difficulté à "habiter" son espace mental que se disputent deux personnalités L'opposition entre des plans serrés sur Noun et des plans larges sur son environnement et les personnages qui le côtoient constitue un des ressorts de la mise en scène de Junun. La traduction cinématographique de la solitude de Noun, systématisée s'étiole par moments et la proximité avec Noun devient lointaine. Il se produit quelque chose qui relève d'une renégociation de la place qui nous est assignée en tant que spectateur. Si cette déconnexion travaille contre le film, elle se fait au bénéfice du spectateur qui s'affranchit progressivement de sa sidération initiale pour enfin réfléchir à ce qui se joue dans le film. Junun assigne au spectateur une place qui oscille entre distanciation et identification. En ces moments où la distanciation opère c'est toute la dimension citoyenne du cinéma de Jaibi qui ressort. À l'ère de l'insignifiance généralisée, Jaibi maintient fermement le cap d'une démarche artistique engagée, pourfendeuse du refoulé social. Junun est une réflexion qui va au-delà de la simple incursion dans l'institution asilaire. Le mal qui mine Noun de l'intérieur est social, il s'inscrit dans une histoire. Noun est le réceptacle d'un travail de sape opéré par d'autres institutions ; la famille, l'école, le quartier. L'asile fonctionne en tant qu'aboutissement logique de la trajectoire de Noun mais aussi en tant que métaphore d'une société en crise qui fonctionne sur le déni des maux qui la rongent. Enfermé en lui-même, dépossédé de son être, Noun essaie de dire son mal, son verbe est poétique affranchi de toute contingence. Son arrimage au réel, "sa guérison" passe par la réappropriation d'une parole intelligible donc sociale. Paradoxalement par le renoncement à la poésie.
Les séquences d'intérieur par leur radicalité théâtrale donnent lieu à de très beaux moments de cinéma, à l'instar de cette séquence où la psy attend Noun dans un café où les "barbus" prolifèrent de toute part dans une chorégraphie savamment orchestré. La mise au point sur Jalila Baccar qui floute tout ce qui l'entoure accentue au lieu d'annuler la présence de ces barbes qui envahissent le champ de toutes part. On aurait aimé que ce parti-pris de la théâtralité soit plus ouvertement assumé, c'est en effet dans ce registre que le film est le plus intéressant et le plus dérangeant (dans le bon sens du terme). Fadhel Jaibi a choisi d' "aérer" son film (par l'ajout de séquences d'extérieur), de le sortir de sa claustration. C'est en ces moments où il joue à "faire cinéma" (pour reprendre une expression de Bazin) que Junun se fait le plus mal. Cette volonté de lester le film d'un surplus de réel est une contestation de ses prémisses formelles.

Ikbel Zalila

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