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Kodou, malade de son désir…
Kodou, de Ababacar Samb (Sénégal)
critique
rédigé par Baba Diop
publié le 29/02/2008

Trente sept ans, nous, séparent de la réalisation de Kodou, second film de Ababacar Samb Makharam. En le projetant, début février au cinéma de Nuit à Dakar, Kodou dévoile ses non dits. La folie consécutive à une séance de tatouage qui aurait mal tourné n'est que le voile qui masque le désir sexuel et l'appel au secours de Kodou (Fatou Fall) personnage principal de ce film en noir et blanc.

On ne regarde un film qu'avec les yeux de son époque. Les réalités ont changé, les perceptions de même. En adaptant à l'écran la nouvelle de Annette Mbaye d'Erneville, Kodou, le réalisateur sénégalais Ababacar Samb Makharam décédé à l'âge de 53 ans était plus obnubilé par les questions soulevées par l'acculturation née de la colonisation et l'immobilisme des traditions. Quand, en 1971, le film était bouclé, Ababacar Samb Makharam, dans une interview avec Guy Hennebelle de "Lettes françaises" disait : "Le sens de mon film (qui dépasse évidemment de beaucoup le simple niveau médical auquel il affecte de se fixer) c'est qu'il nous faut, nous les Africains, dépasser notre culture en nous appuyant sur elle. A la différence de Rouch dans "Petit à petit", je ne dis pas qu'il nous faut revenir totalement à nos "sources" (opération plus que problématique et qui plus est réactionnaire), je ne dis pas qu'il faut copier l'Occident (ce qui est du mimétisme), je dis qu'il faut dépasser cette contradiction, aller au-delà."
En 1971, une dizaine d'années après les indépendances africaines, la société à construire se trouvait au cœur du débat, aujourd'hui c'est l'individu et sa place au sein de la société qui prend le relais.

Le village de Kodou vit presque en vase clos. Le temps s'y déroule au rythme des travaux champêtres, des corvées d'eau des femmes et des espiègleries des enfants. Le seul jeune homme à traverser le village est le vendeur de pain venu de la ville pour ravitailler les paysans. Kodou, bravant les interdits de sa maman, va se soumettre à l'épreuve du tatouage des gencives qui en plus du courage qu'elle exige, rend plus beau le sourire de la femme. Il y a assurément chez Kodou le désir de séduire. Malheureusement pour elle, parce que non préparée à l'épreuve, elle s'enfuit en pleine séance, ce qui lui vaudra les quolibets des autres jeunes filles et sa mise à l'écart par la communauté villageoise qui voit dans cette fuite une offense aux traditions. Le défoulement des habitants sur sa personne sera si intense que Kodou ne pourra répondre que par l'agressivité. Ce qui la mettra au ban de la folie. Dans sa descente chez le psychiatre et le guérisseur traditionnel, le vendeur de pain sera son soutien et son compagnon.

L'histoire que raconte le film Kodou est pleine de sous-entendus. Kodou, avec nos yeux d'aujourd'hui, est surtout malade de ses désirs sexuels inassouvis dans un village peuplé d'enfants, de femmes et point d'hommes à marier. Son corps réclame un homme. Sous cet éclairage, on comprend mieux la décision de Kodou de s'emmurer de silence puisque ses parents ne comprennent pas son mal profond. Elle n'ouvrira la bouche que pour dire à cet étranger, vendeur de pain : "Emmène moi". Une invite au mariage à peine dissimulé. Ce sont les rêves de Kodou qui renseignent plus sur ce qui l'obsède. Elle rêve d'un étalon, un beau mâle à cheval, accompagné de deux serviteurs venus l'enlever. Et, après une nuit d'amour, sur un lit posé en pleine nature, elle se fait violer par les deux serviteurs. Et cet homme solitaire au sommet d'une dune de sable qui bande ses muscles ?…Et dans son délire, ce traquenard qu'elle tend aux hommes à l'entrée du village …? Toujours dans ses rêves fantasmes, assise sur la plage, elle laisse les vagues s'engouffrer sous ses habits.
Trois années plus tard, dans Touki Bouki, le réalisateur Djibril Diop Mambety se servira d'une métaphore semblable pour mettre en image les amours fougueuses de Mory et Anta sur un rocher qui surplombe la mer. Seulement dans ce film ce sont les rochers qui font l'amour avec les eaux de l'océan. La dernière image du film laisse à penser que Kodou a finalement trouvé son homme en la personne du vendeur de pain dont la réaction envers les enfants chahuteurs est assimilable au fameux "Circulez, il n'y a plus rien à voir". Elle guérira. Le réalisateur, tout au long du film, sème de petites pierres à la manière du Petit Poucet, pour proposer une autre lecture du film. Le film porte la marque du néoréalisme italien dans les éléments mis en place pour les besoins de la narration, comme il renvoie à un style de cinéma japonais.

Le réalisateur Ababacar Samb Makharam faisait partie des talents prometteurs du cinéma sénégalais qu'il alimentait en films et en réflexion. Il a été secrétaire général de la Fédération Panafricaine des Cinéastes (Fepaci) de 1972 à 1976 et s'était posé comme défenseur des cinémas d'Afrique dans toute leur spécificité à savoir un cinéma "réveilleur du peuple" à l'image de l'intellectuel de Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre. En réalisant ce premier long métrage, Ababacar Samb Makharam avait en ligne de mire les différentes phases par lesquelles passe l'intellectuel africain telles que décrites par Frantz Fanon à savoir l'acceptation de l'acculturation, le retour à la culture originelle et enfin le dépassement de ces deux pôles. Ses trois films qui font date dans l'histoire du cinéma sont autant de clin d'œil à Fanon.

Baba DIOP

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