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La cinéaste et écrivain, Laurence Gavron, raconte Djibril Diop Mambéty et son œuvre cinématographique
"L'œuvre de Djibril Diop Mambéty est très personnelle, elle ne ressemble à aucun autre film africain"
critique
rédigé par Alassane Seck Guèye
publié le 30/07/2008
Laurence GAVRON
Laurence GAVRON
NinkiNanka, 1991
NinkiNanka, 1991
Djibril DIOP Mambéty
Djibril DIOP Mambéty
Touki Bouki, 1973
Touki Bouki, 1973
Hyènes, 1992
Hyènes, 1992
Le Franc, 1994
Le Franc, 1994
La Petite Vendeuse de Soleil, 1999
La Petite Vendeuse de Soleil, 1999

Voilà dix ans que disparaissait Djibril Diop Mambéty, l'un des cinéastes les plus énigmatiques - et les plus talentueux - de sa génération. Un personnage insaisissable qui menait son monde à sa guise, un homme qui se gaussait éperdument de certaines conventions sociales, mais à la chaleur toute communicative, un homme à propos duquel tout le monde s'accorde à saluer son grand humanisme.
Laurence Gavron, qui faisait partie du cercle de ses intimes, nous raconte l'homme et son œuvre. Un hommage au moment où la nation dans sa composante artistique salue le génie de cet homme très tôt arraché à l'affection de ses amis et de ses nombreux admirateurs et amis.

Alassane Seck Guèye : Laurence, vous faisiez partie du cercle des intimes de Djibril Diop Mambéty, voulez-vous nous parler un peu de l'homme ?

Laurence GAVRON - Djibril était définitivement un personnage, comme on le dit des gens spéciaux qui marquent. Impressionnant à la fois visuellement, par son physique, très grand, mince et très beau, le charme et une certaine puissance qui se dégageaient de lui. Il savait d'ailleurs en jouer, était toujours très bien habillé et de manière très originale.
Je me souviens qu'à Cannes, en 1992, lors du festival au cours duquel Hyènes était en compétition, Djibril a passé deux jours entiers à chercher une tenue pour le grand soir, pour la montée des marches. Il ne possédait évidemment pas de smoking et préférait, de toute façon, une tenue moins classique. Il a finalement trouvé, en location, je crois me rappeler, une sorte de tenue noire pouvant faire office d'ersatz de smoking, et à sa taille !
On ne pouvait pas ne pas le remarquer, il ne laissait jamais indifférent. Soit on l'aimait, on l'admirait, soit, comme certains, on était irrité par ce qu'on pouvait prendre pour de l'arrogance. Mais ceux qui connaissaient bien Djibril savaient qu'il n'était pas hautain ni arrogant. Il avait naturellement cette espèce de classe qui faisait qu'il était partout chez soi, aussi bien auprès des petites gens que dans les milieux les plus chic. Cette distinction et cette grandeur naturelle lui conféraient un statut passe-partout, il pouvait entrer par toutes les portes.

Vous parlez de lui avec tant d'admiration ! En quelle occasion l'avez-vous connu ?

Je l'ai connu en février 1989 lors du Fespaco, à Ouagadougou. Il était accompagné de son amie et compagne de tant d'années, Martine Brun, qu'il appelait Olive car elle lui rappelait la femme de Popeye, le marin du film d'animation bien connu. Il était toujours suivi d'une petite cour, d'amis ou d'admirateurs, que ce fut à Paris, Ouaga ou Dakar.
Je le revis donc à Paris où nous sortions souvent, nous rendant au restaurant africain Le Petit Chartier, avenue Parmentier, avec Idrissa Ouédraogo (Djibril avait réalisé un court-métrage, Parlons grand-mère, sur le tournage du film Yaaba d'Idrissa), avec d'autres amis sénégalais.
Ce que Djibril aimait par-dessus tout, c'était ce qu'il appelait ses "gueux", les petites gens, les "vraies" gens. À Dakar, tous les mendiants et autres personnages du Plateau le connaissaient et l'aimaient. Il avait toujours un sourire, quelques francs ou un verre à partager avec eux. Il était très ami avec la chanteuse de jazz Aminata Fall (qui est dans presque tous ses films) et fréquentait "Grand-cour", la résidence de la diva rue Félix Faure (lire à ce propos le beau roman de Ken Bugul, Rue Felix Faure), et était inséparable du petit et incomparable joueur d'assiko, Billy Kongoma. Ses autres amis étaient Jo Ouakam (Issa Samb bien sûr), compagnon de toujours, le journaliste Mame Less Dia, les cinéastes Ben Diogaye Bèye, Jo Gaye Ramaka, Ousmane William Mbaye..., mais aussi les autres artistes de Dakar, les peintres, les musiciens, et tous les clochards célestes et autres poètes fous du bitume.
Mais il était aussi très attaché à sa famille, à son père, imam, qu'il respectait énormément, à sa mère Maam Binta Ndiaye, et à sa grand-mère, Maam Caaba, qui était aussi petite qu'il était long, qui était très âgée, sa bouche pendait dans un visage marqué par son grand âge (je l'ai filmée dans le film que j'ai réalisé sur lui, Ninki Nanka, Le Prince de Colobane).
Il aimait aussi les enfants et leur innocence, leur naïveté.
À Cannes, lors de la présentation d'Hyènes au Grand Palais, il avait tenu à monter les marches en compagnie de deux petites filles, la mienne Georgia, et une autre, Roxanne.

Qu'est ce qui différencie son oeuvre de celle de ses confrères du continent ?

Son oeuvre est à mon avis très personnelle, elle ne ressemble à aucun autre film africain. Djibril avait su allier la critique sociale, la description d'un milieu, à la poésie, à un certain lyrisme, voire onirisme. Ses films montrent une ville, Dakar, plus particulièrement le centre-ville, le Plateau, et les quartiers proches, et en tirent tous les trésors de poésie qui se cachent derrière mais qu'il faut connaître, avoir vécus, qu'il faut avant tout comprendre afin de pouvoir les restituer dans toute leur grandeur.
Il est difficile à mon avis de comparer l'œuvre de Djibril, ses films, à ceux de ses confrères africains. Il est presque plus proche d'un Godard par la fraîcheur, la véracité, la folie poétique qui se dégagent de ses images et de ses dialogues. Les films de Djibril sont plus comparables aux livres de Ken Bugul, même génération, même jeunesse gaie et folle au Plateau, dans la ville des années 70 où tout était permis, où le rêve prenait le dessus sur la réalité, où la liberté nouvellement acquise, nationale et individuelle, donnait tous les droits. Là où Sembene avait osé poser une caméra afin d'appréhender la réalité sociale et de la restituer presque telle quelle, Djibril avait ouvert d'autres portes, les portes de l'ailleurs, du rêve et de la folie ambiante, de la jeunesse et de ses espoirs les plus fous.

Et de toutes ses œuvres, laquelle est la plus accomplie selon vous ?

Tous les films de Mambéty sont réussis, chacun dans son genre. Mais pour moi, le plus beau reste Touki Bouki, ce voyage de l'hyène où figurent déjà tous ses thèmes : les jeunes et leurs espoirs, rêve de l'ailleurs, d'une autre vie ; Dakar et son centre-ville avec ses personnages grandeur nature, son port et son Océan au bord des rochers...



Touki Bouki, en 1972, criait sa fraîcheur, son insouciance, voire son insolence, se moquait des codes cinématographiques en vigueur - à la fois en Europe mais surtout en Afrique, au sein de cette cinématographie naissante, encore très jeune et respectueuse des règles -, jetait aux yeux du monde des plans très longs, des décors extraordinaires (la forêt de baobabs, jamais vue au cinéma), cette succession de plans, tous pris d'un axe différent et très osés dans leur montage, de Magaye Niang qui court pour échapper au bateau (l'Ancerville) et à l'Europe, pour retrouver son monde, Dakar, sa ville, ses abattoirs, ses référents. À ce propos, il faut saluer aussi le travail de son ami et complice, le chef opérateur suisse (vivant alors au Sénégal) Georges Brachet, aujourd'hui décédé, qui fut l'allié de la première heure et apprit énormément à Djibril.

Son film, Hyènes, serait-il sa grande œuvre ?

Hyènes, qui peut paraître sa grande oeuvre, est plus classique d'une certaine manière, par son découpage. C'est un film plus "officiel" si je puis m'exprimer ainsi, plus carré. Adapté d'une pièce de l'écrivain suisse Friedrich Dürrenmatt, il s'agit d'une métaphore de la société, sénégalaise bien sûr, mais chacun, chaque société, peut s'y retrouver. Le film possède, par-là même, un aspect un peu théâtral auquel se rajoutent les costumes très beaux, très impressionnants. C'est un beau film, au contenu fort, mais personnellement, je préfère Touki Bouki ainsi que la trilogie non achevée sur les petites gens, c'est-à-dire Le Franc et La Petite vendeuse de Soleil. Avec ces deux moyens-métrages, les deux derniers films qu'il a réalisés, Djibril a renoué à mon avis avec sa thématique personnelle de la ville et des petites gens. D'autant plus que Dakar avait commencé à se développer, à être envahie de gueux de plus en plus nombreux, de problèmes sociaux, etc. Sa grande humanité se retrouve ici, celle de Touki Bouki et même de Badou Boy, un de ses premiers courts-métrages, qui tournait déjà autour de la ville et de ses petits personnages hauts en couleurs.

Quel regard les Occidentaux avaient-ils des films de Djibril ?

Je crois que les Occidentaux ont très bien accueilli les films de Djibril, d'autant plus qu'ils connaissaient peu le cinéma africain, à l'époque de Touki Bouki par exemple, en 1972, à part Sembène et peut -être quelques autres pour les spécialistes uniquement. Le film a plu, les films de Mambéty ont été reconnus car ils représentaient un langage universel, ils n'étaient pas uniquement faits "pour les Africains". Au contraire, ils apportaient l'Afrique, une certaine Afrique, celle de Djibril évidemment, aux spectateurs, aux cinéphiles du monde entier qui ne la connaissaient pas. Nourri de films occidentaux (Nouvelle Vague française, films américains de la grande époque...) et de culture orale africaine (les contes, les animaux de Ndumbelaan, etc.), Djibril avait réussi à lier ces deux influences en créant un langage nouveau et universel, un cinéma à la fois ludique, distrayant, et enrichissant par ce qu'il montrait de la jeunesse.

propos recueillis par Alassane Seck Guèye

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