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L'inventeur d'un langage africain
Djibril DIOP Mambéty
critique
rédigé par Djib Diédhiou
publié le 01/08/2008
Djibril DIOP Mambéty
Djibril DIOP Mambéty
Touki Bouki, 1973
Touki Bouki, 1973
Hyènes, 1992
Hyènes, 1992
Le Franc, 1994
Le Franc, 1994
La Petite Vendeuse de Soleil, 1999
La Petite Vendeuse de Soleil, 1999
Momar Nar Séne - Djibril Diop Mambety. La caméra au bout du nez. Paris : L'Harmattan, "Bibliothèque d'Africultures", 2001
Momar Nar Séne - Djibril Diop Mambety. La caméra au bout du nez. Paris : L'Harmattan, "Bibliothèque d'Africultures", 2001
Wasis DIOP
Wasis DIOP
Catherine RUELLE
Catherine RUELLE

Personne n'a su mieux que lui filmer Dakar. Il avait dû avoir un rapport particulier à cette capitale. Il en a été donc le peintre. Que ce soit par la force des choses - parce que ces rues grouillantes, c'était là que devaient évoluer ses personnages. Ou par son choix esthétique - tourner dans des décors naturels, inondés de soleil, étaler les couleurs dans tout leur éclat, faire flotter les vêtements dans le vent. Pour Hyènes, cependant, Djibril Diop Mambety a dû imaginer et construire un espace urbain, présenter une architecture en harmonie avec les costumes, la psychologie de ses héros, les exigences du drame qu'il racontait. Qu'importe.

Ses films nous offrent des instantanés saisissants sur les visages du Dakar post-colonial. Celui de la fin des années soixante-soixante-dix et celui de la dernière décennie. La rétrospective programmée pour la célébration du dixième anniversaire de sa disparition édifiera les spectateurs à ce sujet. Les plus âgés reverront ses œuvres avec beaucoup de nostalgie. Les plus jeunes sortiront ébahis de ces séances. Tout le monde constatera que Colobane n'est plus Colobane sans le quartier de Wakhinane naguère situé de l'autre côté de la voie ferrée. La Corniche ouest où folâtrent parfois Mory et Anta, dans Touki-Bouki, a bien tourné le dos aujourd'hui au passé et regarde fixement par-dessus l'Atlantique.



Mais la vie dakaroise est toujours là, trépidante, avec ses surprises, ses scènes truculentes, ses moments de joie ou de douleur. Des garçons espiègles comme Badou (de Badou Boy) donnent du fil à retordre à des flics lourdauds qui peinent à suivre leurs tribulations. La fillette handicapée de La Petite vendeuse de Soleil, le gagnant de la loterie - dans Le Franc - hantent eux aussi les paysages et finissent par marquer leurs territoires. Dans sa peinture de la ville de Dakar, Djibril Diop Mambety s'est attardé sur les petits faits drôles de la société pour révéler des personnages hauts en couleur, voire loufoques. Mais il a promené sa caméra à travers les artères, comme pour effectuer de longs travellings, afin que les Dakarois perçoivent dans ce miroir leurs petits et grands défauts. La roublardise des uns, l'hypocrisie des autres. De ce côté, peu de choses ont de nos jours changé. La débrouillardise règne dans cette cité, la mesquinerie reste collée à la semelle des chaussures de certains. Le désir d'évasion, le rêve d'émigrer vers d'autres cieux, pour un avenir meilleur habitent toujours les cœurs et les esprits, surtout chez les plus jeunes. Ils pensent pouvoir revenir bien plus tard avec des malles bourrées de milliards, le cœur débordant de générosité - à l'image de la vieille Linguère Ramatou de Hyènes.

Que ceux qui lorgnent vers des horizons plus radieux ne se disent pas que le jeune Mory de Touki-Bouki leur ressemble comme un frère. Certes, il a vendu veaux et vaches, il s'est lancé dans Dakar, en compagnie d'Anta, l'étudiante, sa petite amie, à la quête du prix de la traversée en bateau vers la France. Mais, à la fin, le souvenir du beuglement de ses anciennes bêtes le pousse à redescendre la passerelle. L'appel de la terre nourricière lui indique qu'il doit rester et creuser son propre trou, chez lui. Pour lui, ce n'est donc pas "Barça ou Barsakh" (Barcelone ou le royaume des morts). Il opte résolument pour une troisième voie, moins aventureuse ; recommencer sa vie au pays même.

Ce long-métrage est d'ailleurs un tournant dans la carrière de ce cinéaste. Il marque en quelque sorte une rupture, si l'on se réfère à Badou Boy. Djibril Diop Mambety ne se départira plus de son goût pour la fantaisie, la dérision et la poésie. Il y ajoute, du reste, une bonne louchée d'esthétisme. Découvreur de talents à l'état pur, il aide ces derniers à entrer dans la trame du film et à interpréter leurs personnages avec beaucoup de bonheur. Il devient plus inventif dans la mise en scène. Ainsi, sa façon de filmer l'amour (cf. la scène des ébats de Mory et d'Anta) est une trouvaille exceptionnelle. L'introduction du baroque dans ses œuvres accentue sa singularité. Le jeu des acteurs, le rythme créé par le montage, les compositions musicales recréant une atmosphère suggestive indiquent bien qu'il ne laisse rien au hasard. Pour la musique, par exemple, il a recours dans Hyènes aux services de son frère Wasis Diop - quel génie, celui-là ! Mambety était arrivé dans le cinéma avec, dans sa besace, l'expérience acquise au théâtre. Sauf qu'il était soucieux d'utiliser un autre langage pour atteindre son nouveau public des salles obscures.

Qu'est-il arrivé pour qu'il se démarque ainsi des autres réalisateurs sénégalais ? Il l'expliquait lui-même dans un entretien accordé à Catherine Ruelle de RFI. Ce passage a été reproduit en 1997 dans la brochure éditée par le ministère français de la Coopération, à l'occasion du Festival de Cannes, et intitulé Itinéraires - Les cinéastes africains au festival de Cannes. Mambety y disait à propos de Badou Boy : "Le film n'a pas été un gros succès, justement, parce que le langage, la forme que je me suis assignés n'étaient pas populaires. Il faut choisir entre la recherche et le constat. Pour moi, le cinéaste doit aller beaucoup plus loin que le constat. Je sais, par ailleurs, que c'est à nous, tout particulièrement, de réinventer le cinéma. Cela sera difficile, car notre public est habitué à une certaine forme de langage, mais c'est un choix à faire ; soit être très populaire et parler simplement aux gens, soit chercher et trouver un langage africain excluant le bavardage et s'intéressant davantage à l'image et au son." Il a réussi son pari au-delà de ce qu'il pouvait espérer, puisque ses œuvres sont bien comprises par son public.

par Djib DIEDHIOU

Article paru dans Le Soleil (Dakar) du mercredi 23 juillet 2008.

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