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Rwanda, pour mémoire, de Samba Félix Ndiaye
Se souvenir que Dieu a été décalé…
critique
rédigé par Bassirou Niang
publié le 19/09/2008
Samba Félix NDIAYE
Samba Félix NDIAYE
Rwanda pour mémoire, 2003
Rwanda pour mémoire, 2003
Rwanda pour mémoire, 2003
Rwanda pour mémoire, 2003
Rwanda pour mémoire, 2003
Rwanda pour mémoire, 2003
Samba Félix NDIAYE
Samba Félix NDIAYE
Boubacar Boris DIOP © Thomas Dorn
Boubacar Boris DIOP © Thomas Dorn
Véronique Tadjo
Véronique Tadjo
Koulsy LAMKO © Patrick Fabre
Koulsy LAMKO © Patrick Fabre
Tierno Monénembo © John Foley
Tierno Monénembo © John Foley
Bassirou Niang (Fespaco 2007) © O. Barlet
Bassirou Niang (Fespaco 2007) © O. Barlet

"Au cours des dix dernières années, le nom du Rwanda est devenu de plus en plus familier à un nombre croissant de nos contemporains, même à ceux qui n'ont jamais eu la moindre occasion de s'intéresser au continent africain. Ce n'est malheureusement pas par hasard, car pour réussir à susciter autant d'intérêt, ce pays à la fois minuscule et dépourvu de ressources naturelles a eu plus que sa part de souffrances"
Boubacar Boris DIOP (1)

Un homme qui frotte sa machette sur une pierre ; images d'un abattoir ; du sang qui coule ; du blues comme musique "déshumanisée" à rebours… L'on ne parle que si la mémoire est présente. Encore quelle mémoire ? Serait-ce celle des morts poussés vers l'autre rive par la haine ? Ou celle des vivants qui en détestent la vie par la mort ? Ou encore celle des étrangers venus voir la cruauté de l'homme sur ces milliers de crânes ? Il serait peut-être mieux de ne pas répondre.

C'est à une dialectique de la mémoire et de l'interrogation que nous assistons dans Rwanda, pour mémoire, ce film documentaire de 68 minutes réalisé en 2003 par Samba Félix Ndiaye. Il tente de retenir une page barbouillée de l'histoire d'un peuple désormais "célèbre" de sa propre cruauté et de sa haine introvertie. Le réalisateur pose le regard de sa camera sur les traces guidées d'hommes de plume du continent, auxquels il a été demandé de rendre parlants, pour les générations actuelles et futures, les instants pathétiques d'une Rwanda ayant glissé dans les méandres honteux de l'histoire sans s'y méprendre visiblement… au point d'en entacher à jamais son nom. C'est l'histoire du massacre des Tutsi par les Hutu en 1994.

Les images de ce documentaire portent en elles-mêmes toute la charge émotionnelle que chercheront plus tard à traduire par les mots les écrivains comme Véronique Tadjo, Boubacar Boris Diop, Koulsy Lamko, Tierno Monenembo…. Ces auteurs présents dans ce pays exsangue dans le cadre du projet "Rwanda, écrire par devoir de mémoire", lâchent des bouts de phrases lourdes de sentiments tétanisés. Pour Boubacar Boris Diop, "Le génocide ne correspond à rien de commun et d'inacceptable à l'esprit humain". Mais les mots suffisent-ils à dire tout le mal lorsqu'ils "glissent" obsessionnellement sur la rugueuse planche de l'histoire de l'homme-animal ? Celui-là qui répond à l'appel du sang sur fond d'une inhumanité défiant même la mémoire.

Le film livre le sentiment trop longtemps couvé de la haine de l'autre. La prison du camp de Butare est là pour la sublimer. Ici, ce ne sont pas les humains qui occupent l'affiche, mais plutôt des cadavres rebelles à la tombe et parlant de leur douleur debout à travers leurs positions "suppliciées", si le mot est permis. Butare, c'est le lieu des ossements, des crânes emmêlés par la destinée, comme s'ils communiaient, sans en cerner les contours, sur l'implacable malheur les unissant par-delà la vie et la haine des vivants. Même l'église, ce lieu d'expression d'amour et de miséricorde de Dieu, ce lieu où la parole céleste envahissait l'âme des fidèles d'une insondable lueur d'espérance sans fin, n'a pas été épargnée par la folie collective. Autant dire que Dieu Lui-même a été décalé le temps d'une hystérie… Il y a encore le rappel de la vie dans les positions des corps. Le rappel des chants d'amour dans cette église devenue cimetière "décousue" de milliers de cadavres allongés sur ses bancs comme pour se plaindre à Dieu des vivants. Avec à leurs côtés, des livres de prière.

Lisant à sa manière ce visage du site de Murambi, Boubacar Boris Diop de souligner que "la cruauté, ça a été un très long apprentissage" et qu'en fin de compte "quand on est en train d'outrepasser les règles, le plus important, c'est de ne pas s'arrêter". Dans ce film, beaucoup d'images sont désertées par la musique, si ce ne sont les cris des vautours et autres oiseaux s'élevant au ciel qui les ornent de leur froideur.

L'espace du regard est parsemé de corps. Rapsodie mauvaise : voisinage trouble des vivants, et jamais autorisée par la Raison, avec les ossements. Ramassis d'êtres décalés rageusement "au bout d'une lame", pour prendre le mot à Baudelaire. Mais la mémoire survivra-t-elle ? "Ici au Rwanda, chaque clan a une histoire… Tout cela est parti à jamais… C'est comme si de l'album de l'humanité, une page était déchirée et que nous essayons de la reconstituer", se plaignit un rescapé interrogé par le cinéaste. Une mise en scène au théâtre, suffit peut-être à métaphoriser tout le ressentiment quand on se sent résigné à penser que les morts garantissent le souffle à la mémoire des vivants : "sans eux nous tombons dans le vide/Ce sont les morts qui nous demandent de continuer à vivre/De redire les mots qu'ils ne peuvent plus prononcer", dira le comédien. Théâtre où morts et vivants s'emmêlent pour se donner mutuellement une thérapie.

Sur le site de Murambi, abritant le long silence de cinquante mille (50.000) morts, rien que des regards graves ou fuyants, des hochements de tête, des visages crispés de la part des visiteurs. Une dure réalité qui fera jaillir l'interrogation de l'Ivoirienne Véronique Tadjo : "Est-ce que ça pourrait arriver chez moi ?". Koulsy Lamko, lui, avertit : Butare et Murambi ne doivent pas être "le lieu du tourisme".

Rwanda, pour mémoire, c'est une sorte de paléontologie sociale, par le souvenir, pour dire tout le mal d'un pays ayant pour un temps ramé derrière l'Histoire face à l'indifférence d'une communauté internationale qui le savait près du divorce avec les sociétés policées. Un pays où l'habitude du mal nargua celle du bien par une inattendue crise de folie. A la fin, l'on ne peut éviter de penser à cette phrase des plus inattendues venant de Tierno Monénembo lors d'une conférence à l'Université de Dakar : "L'histoire est faite de deux catégories de personnes : les fous et les insatisfaits".

Bassirou Niang

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