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"Dites simplement la vérité"
Une leçon de cinéma de Samba Felix Ndiaye (Fespaco 2005)
critique
rédigé par Claude Haffner
publié le 12/11/2009
Samba Félix Ndiaye en 2007, dans un restaurant de cette île de Ngor qu'il aimait tant
Samba Félix Ndiaye en 2007, dans un restaurant de cette île de Ngor qu'il aimait tant
Claude Haffner (réalisatrice)
Claude Haffner (réalisatrice)
Affiche 2005
Affiche 2005
Ramadan SULEMAN, réalisateur
Ramadan SULEMAN, réalisateur
Jean-Marie Teno, animateur de la Leçon de cinéma 2005
Jean-Marie Teno, animateur de la Leçon de cinéma 2005

Il y a quelques semaines, j'appelais Félix à Dakar, pour lui dire que le cinéaste sud-africain Ramadan Suleman, avec lequel je travaille comme directrice de production et archiviste sur un documentaire sur les mouvements de libération africains, voulait utiliser des images du président sénégalais Abdoulaye Wade, qu'il avait vues dans un de ses films. Immédiatement Félix acceptait de nous les offrir, en précisant qu'il était "obligatoire" de s'aider entre cinéastes. C'est la dernière parole de mon ami disparu hier, c'est aussi ce que je retiendrai de lui, un cinéaste généreux, au cœur et au talent immense.
En guise d'hommage, je souhaite partager ces extraits de sa leçon de cinéma du Fespaco 2005, animée par Jean-Marie Teno au Centre Culturel Français de Ouagadougou dans le cadre du "Côté Doc" du festival. Issues de mes notes, n'apparaissent que ses réponses, et non les questions posées.

Pour cette magistrale leçon, merci et au revoir mon très cher ami, tu vas laisser un grand vide dans la famille du cinéma africain
(Claude Haffner - samedi 7 novembre 2009).

"La majorité des cinémas du monde sont nés avec le documentaire. Le cinéma africain aussi, avec des gens comme Sembène, l'aîné des anciens, et ça faut jamais l'oublier. Quand on veut faire du cinéma, il faut d'abord connaître l'histoire du cinéma. C'est ce que je dis aux jeunes du Média Centre de Dakar.
Les films nous racontent des histoires, mais les films aussi c'est nous-mêmes. Il faut savoir que quand on a un film à faire, la chose dont vous voulez parler, faut que vous la portiez en vous. Les projets doivent être personnels, personne ne vous a demandé de raconter cette histoire, alors il faut expliquer pourquoi vous la racontez.

Les Africains de l'indépendance

Je suis issu du mouvement qu'on appelait "Africains de l'indépendance". A la grande époque, on se réunissait au ciné-club pour parler des films, avec des maoïstes et autres trotskistes. On n'avait pas les mêmes idées politiques, mais on pouvait parler ensemble de cinéma toute la nuit.

Après des années à Paris, je suis retourné à Dakar avec une caméra 16 mm pour faire une série de petits documentaires sur l'artisanat. Je me suis entouré de mes amis pour faire cinq films en un mois. Avec ces amis, on ne parle jamais avant du tournage : au moment de tourner je dis par exemple à Maguette [Salla, ndlr] (grand ingénieur du son sénégalais) "je crois qu'il faut que tu prennes tel son", et il revient avec ce son. C'est comme ça que dans Les Malles, un des cinq films de cette série, on a un son très travaillé sur les marteaux et le vent, ce qui donne cette "symphonie". Pareil pour les images, je voulais qu'on fasse un travail sur les corps, comme pour une danse, et que ça ressemble au final à un "ballet".

Du cinéma à notre manière

Je constatais quand j'allais voir des fictions africaines, que ce qui me restait à la fin du film c'était des documents sur les lieux, les paysages, les gens… mais qu'il manquait une mise en scène. En plus je trouvais ça long et souvent ennuyeux. Je m'en excuse pour les copains, les amis qui font la fiction.
A un moment donné tout le monde voulait faire des films à gros budget, sans se poser la question de la technique : qu'est-ce que ça veut dire éclairer une nuit ? C'est quoi le travail sur la lumière ? Comment faire bouger les acteurs, les faire parler ? Comment faire sentir une odeur ? Parce qu'il y a aussi des odeurs dans les films. Je trouvais que ces amis ne réfléchissaient pas assez sur le "background culturel" : sur ce que les films ne disent pas, sur la manière de raconter notre Histoire africaine.

Ma réflexion est comment on peut faire du cinéma en Afrique, à notre manière : la manière dont on bouge, la manière dont on goûte, dont on entend les choses, dont on voit les choses, notre perception du monde.
Moi j'alterne : un jour je fais un film avec une chaîne, le suivant je le fais sans argent et sans "chaîne". Le film que j'ai envie de faire et que la télévision ne paye pas, que ce soit Channel 4 ou Arte.
Nous avons deux chaînes de télévision au Sénégal, et je me pose toujours la question de qui décide de l'achat des films, quand je vois qu'ils ne prennent pas des films documentaires qui parlent de sujets qu'on n'a jamais abordé ? Même symboliquement, à moitié prix, pourquoi ils n'achètent pas les films, alors qu'ils ont de l'argent pour les telenovelas ? Parce que les jeunes qui font des films aujourd'hui au Sénégal ont du talent, et ils parlent de leur pays, je trouve qu'ils ont une cinématographie plus moderne que ce qu'on a fait jusqu'à aujourd'hui. Heureusement qu'on peut montrer ces documentaires dans des salles, mais c'est pas toujours le cas, c'est dommage.

J'ai combattu Senghor

Pourquoi j'ai eu envie de parler de Senghor ? C'est quelqu'un que j'ai combattu pendant plus de vingt ans, qui m'a même empêché de vivre quand j'étais jeune, il parlait un langage que je ne comprenais pas avec sa francophonie, il nous faisait des cours de littérature tous les soirs sur la radio et la télévision sénégalaises, pendant deux heures.
Mais un moment donné je me suis dit, maintenant que je me sens proche, je vais lui rendre un hommage. C'est pourquoi j'ai dit tout à l'heure, que même si on raconte l'histoire de quelqu'un, on raconte son histoire. J'apprends toujours en finissant un film, ce que je cherchais en le faisant […]. Je fais des films aussi pour ça, rencontrer les autres, apprendre.

Il y a une chose que j'ai expérimenté dans Ngor, c'est observer le village […]. On ne montre que ce qu'on voit. On ne peut pas parler de ce qu'on n'a pas vu.
La majorité des choses qui sont montrées au Fespaco aujourd'hui, sont réalisées par des gens de l'extérieur. On ne peut pas régler les problèmes de l'extérieur. C'est pas non plus le numérique, les nouvelles technologies, une caméra DV ou je ne sais pas quoi, que c'est mieux ou plus facile. Il faut derrière cette avancé technique qu'il y ait une discussion.
J'ai décidé de retourner vivre au Sénégal, j'ai décidé de ma consacrer à la formation des jeunes, car en enseignant je me rend compte que je suis en train de m'enrichir. Le Média Centre existe depuis sept ans, c'est une école qui a déjà formé une centaine de jeunes gens, qui sont la relève de la télévision sénégalaise. Dans le Média Centre il y a six tables de montage et 12 étudiants par an, et d'autres qui viennent pour des formations ponctuelles. Mais personne n'en parle !

Filmer le génocide

Je suis désolé, mais ce qui s'est passé au Rwanda est inimaginable. Et qu'il y ait seulement un ou deux films sur ce qui s'est passé, c'est pas assez. Il faut aussi que les cinéastes sachent que c'est leur continent. Qu'ils arrêtent de parler de barrières, de pays, de régions. Il faut être prêt à être sur tous les fronts. Moi je pense que le sous-développement, c'est dans les esprits. L'Afrique est riche, très riche et on continue à nous dire que l'on est pauvre. C'est ça que j'essaie de dire.

Si vous avez quelque chose à dire, à faire partager, alors dites-le. Il ne s'agit pas de donner des leçons mais dites simplement qui vous êtes. Ça le cinéma le permet : échanger, mais il faut être profondément soi-même. Le cinéma c'est l'art du mensonge, mais quand on ne dit pas la vérité ça se voit : dites simplement la vérité, dites simplement qui vous êtes et de quoi vous voulez parler !"

Samba Félix NDIAYE

propos recueillis par
Claude Haffner - réalisatrice et directrice de production de documentaires.

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