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Entretien de Bassirou Niang avec Moussa Touré, Cinéaste
"Samba Félix est le père du documentaire"
critique
rédigé par Bassirou Niang
publié le 04/04/2010
Bassirou Niang
Bassirou Niang
Moussa Touré
Moussa Touré
Samba Félix Ndiaye, cinéaste (1945-2009)
Samba Félix Ndiaye, cinéaste (1945-2009)

D'abord un mot sur le regretté Samba Félix Ndiaye

Quand je le voyais pour la dernière fois - c'est une image qui m'est restée dans la tête - c'était à l'aéroport de Dakar, un mois ou quelques semaines avant sa mort. J'attendais mon avion parce que j'allais à Paris. Il m'avait dépassé très rapidement et m'a salué amicalement. J'ai voulu le retenir un moment, mais il semblait pressé ; je pense qu'il ne voulait pas rater son avion. C'est cette image que j'ai gardée de lui.
La remarque que j'avais faite de lui relativement à ses films et à sa propre personne, c'est que c'était quelqu'un de bon, de généreux. Il était quelqu'un qui gardait beaucoup de choses en lui, qui pouvait s'énerver assez vite, mais qui savait se contenir. Je ne l'ai jamais entendu dire du mal ou en faire. Et puis son regard était tellement doux sur les gens, sur la vie ! Ensuite, il a fait des films-études. Il était dans l'utilité parce qu'il ne parlait que de l'utile dans ses films.
J'ai beaucoup travaillé avec lui dans le groupe que nous constituions avec, entre autres, Cheikh Ngaïdo Bâ, Joe Ramaka Gaye. Eux faisaient de la réalisation, et moi, de la technique. C'est de cette manière même que j'ai appris à faire de la réalisation.
Félix, il est vrai qu'il est connu comme documentariste, mais il travaillait beaucoup aussi dans la fiction. Une fois, nous nous sommes retrouvés en Suisse parce que nous présentions chacun à une rencontre cinématographique un film documentaire. Je lui disais alors - et il était assez surpris - qu'il faisait partie des gens qui m'ont poussé à faire du documentaire. Ce qui se passait avant, c'est que les réalisateurs sous-estimaient le documentaire. Et moi, ce n'était pas mon cas, et je regardais beaucoup les documentaires de Samba Félix et même ceux de Jean-Marie Téno. Il faut dire que je n'ai commencé qu'en 2001, alors qu'eux s'y sont mis depuis de très longues années. J'ai été un adepte du documentaire. J'adorais ses documentaires parce qu'on y rencontrait beaucoup de poésie. C'est quelqu'un qui n'a jamais été dur, alors que ses films le sont profondément. Mais toujours dans une certaine poésie, parce que c'est son regard qui est doux.

Quel est le documentaire qui vous a le plus marqué chez Samba Félix Ndiaye ?

C'est celui fait sur Senghor [Lettre à Senghor, Ndlr] ! Il est magnifique ! C'est un très beau film ! Ce n'est même pas un documentaire, c'est un beau film ! C'est l'un de ses films qui m'ont le plus touché.

Avez-vous senti que vous avez quelques points communs entre vous et Félix ?

Peut-être ce serait dans la poésie. Si vous savez écouter, vous allez entendre. Et parfois, on me parle d'humanité dans mes films. Dans mes films documentaires, on me dit très souvent que je respecte trop les gens. Et c'est cela qui touche beaucoup les gens. Lui aussi ses films sont tellement doux que ça touche les gens parce qu'il sait les respecter.
Vous savez, le documentaire, c'est le miroir de son réalisateur ; il le reflète tel qu'il est. On voit son cœur, son âme, son corps, on voit tout. On peut dire qu'il y a ce rapprochement entre nous. Ce que l'on peut dire, c'est que Samba Félix c'est le père du documentaire en Afrique. Cela, il faut oser le dire. Bon nombre de gens refusent d'avoir un maître, mais je crois qu'on ne peut pas faire du documentaire sans avoir des références. Personnellement, de tout temps, j'ai demandé à Samba Félix - il m'entend de sa tombe - de venir voir les films avant leur sortie. "Pourriez-vous me faire l'honneur de venir ?", lui demandais-je à chaque fois que j'étais sur le point de finir un documentaire. Je ne suis pas quelqu'un qui a peur de montrer son travail aux autres. Je montrais même aux jeunes du Forut Média Centre de Dakar mes bout à bouts et ils avaient le droit de me critiquer.
En même temps les gens sont un peu bornés. Non pas ceux qui fabriquent, mais ceux qui ne fabriquent parce qu'ils se plaisent à faire des comparaisons. On n'en est pas là. Moi, j'ai puisé chez Samba Félix et j'ose le dire. Sur plein de sujets que j'ai faits, je lui en ai parlé à chaque fois que j'en avais l'occasion. Et la dernière fois qu'il m'avait parlé de mon film, je crois qu'il était membre du jury à Namur et je crois que j'avais une mention spéciale. Il m'avait laissé entendre qu'il n'avait pas le droit de me dire ce qu'il pensait de film au moment de la compétition, mais que ce serait possible une fois les prix décernés. Alors à la fin, il a bien voulu me confier que ce qui lui plaisait dans mes films c'est qu'ils me ressemblaient. C'était la deuxième fois qu'il me le disait parce que le même compliment m'a été fait de lui sur mon film "Toubab bi". On était dans un avion et il me disait ceci : "ce qui est agréable dans tes films, c'est qu'on te voit". Je lui disais que c'est un compliment et il me répondait que "c'est un vrai compliment". Beaucoup de gens ne le savaient pas, mais on avait de très bonnes relations.
Il n'y a pas de cinéastes avec qui je n'ai pas de relations véritables. Des cinéastes de la génération de Ngaïdo [Bâ], William [Mbaye], le défunt Tidiane Aw, Momar Thiam. Peut être que je suis plus âgé que [Ousmane] William, mais les autres cinéastes plus âgés que moi, nous sommes de la même génération. Certains me disaient que j'étais de l'ancienne génération, d'autres, de la nouvelle. Je ne sais pas ! Ce dont je suis sûr, c'est que j'ai puisé chez ceux-là qui ont été mes devanciers. C'est le cinéma sénégalais qui m'a appris à être réalisateur, même si j'ai fait d'autres tournages ailleurs.
Récemment lors d'une rencontre à l'Institut français Senghor (ex-Ccf de Dakar) autour du film documentaire, j'ai publiquement dit à Samba Félix que c'est vous qui m'avez appris à faire du cinéma. Je ne le cache pas. "Vous ne m'avez pas appris à faire de l'éclairage, de la technique, mais vous m'avez appris à faire de la mise en scène", lui disais-je, tout ajoutant : "vous pouvez donc dire ce que vous voulez de moi, mais attention, c'est vous qui m'avez appris à être réalisateur".

Puisque vous avanciez tantôt que dans un film, l'on rencontre l'âme, l'être profond, la personnalité du réalisateur, dites-nous alors qui, à travers vos films, vous êtes…

Plus vous prenez de l'âge, plus vous vous redéfinissez. (Silence !) Avec tout ce que j'ai fait comme études, je crois que je suis né pour le cinéma. Tout récemment, quelqu'un qui connaît tous mes films me disait que même si on me laissait dans un petit coin avec une caméra non professionnelle, j'en sortirais avec un film. Et il n'est pas le seul à le dire. "Dès lors que tu prends une caméra, tu deviens dangereux", me disait Amadou Thior. Il y a des gens comme Youssou Ndour qui ont été façonnés pour chanter toute leur vie. De la même manière, je suis fait pour faire des films.
Je me rends compte que j'ai fait avec les Sénégalais une école de fiction. J'ai plus travaillé dans la fiction. J'en suis un actif. Mais aujourd'hui, dans le monde on parle de moi parce que quand même j'ai fait de beaux films de fiction. Je le dis entre guillemets en toute modestie. Tgv cartonne jusqu'à présent. Et puis un jour, je commence à faire du documentaire et on me classe parmi les documentaristes les plus reconnus du monde. Je ne sais si je fais de bons ou de mauvais films, mais peut être que je suis fait pour le cinéma. Le cinéma, ce n'est pas que du documentaire, ce n'est pas que de la fiction. C'est une image et du son.

D'où vous sont venus ce regard et cette sensibilité qui vous ont permis de vous immiscer dans le monde du cinéma ?

Les gens ne sont pas allés voir mes amis d'enfance pour comprendre des choses sur moi. Certains de mes amis d'enfance m'ont dit un jour qu'ils avaient la certitude que j'allais devenir un cinéaste, parce que j'avais une façon de voir les choses. Je m'arrêtais souvent pour admirer les paysages. En Afrique les choses sont tellement bien faites : le bleu, le rouge, la manière dont les gens sont assis ; c'est comme au cinéma. Quand on allait au bal, je m'habillais d'une manière différente. De plus, j'étais un excellent sportif ; Yatma Lô en sait quelque chose. Je courais six heures par jour et je m'imaginais beaucoup de choses. En plus, j'étais un solitaire.
Mon père, il m'a beaucoup photographié quand j'étais petit. Moi aussi j'ai utilisé ses appareils et très tôt je suis allé à Ngor où j'ai passé ma petite jeunesse. Ma famille est de Saint-Louis, de Gambie et de Ouakam. Je suis lébou [de culture] par ma mère. Je partais de la Médina ppur aller passer mes vacances à Ouakam, même mes enfants ont presque tous passé leur vie à Ouakam. C'est sur la plage de Ngor que j'ai fait ma première exposition, avec des photos en noir et blanc… Ça devait être en 1972. J'avais fait une mise en scène avec mes copains que j'ai photographiés. Je mettais en valeur leur tête, leur regard et j'ai venu toutes ces photos. Et depuis, personne n'a su que j'ai fait de la photo, sauf Touré Mandémory. Tout récemment j'ai vu Ndary Lô qui m'a dit que je faisais de belles photos. Touré faisait des photos mais ne s'occupait pas de la lumière. En ces temps-là, je travaillais avec Sembène. Alors, on a fait des séances de photos avec de la lumière. Ce n'est pas grâce à moi, mais aujourd'hui, il est devenu un photographe international. Moi, je ne montre pas mes photos. Mais une exposition sur mes photos se prépare actuellement à Lille, surtout celles que j'ai faites en Inde parce que j'ai fait des photos sur tous les films que j'ai faits.

Est-ce que d'ailleurs vous ne croyez pas comme d'autres cinéastes africains que le documentaire est le genre cinématographique le mieux approprié pour changer cette image péjorative que l'on véhicule de l'Afrique ?

Vous savez, le documentaire, avant tout, il montre comment on est. Tu peux aller tourner en Inde, mais tu montreras toujours comment tu es ; ton regard, ton point de vue. En Afrique, on a une liberté de le faire. Moi, j'ai été dans le système. Pour faire de la fiction, il faut beaucoup d'argent ; tandis pour le documentaire, l'on n'a pas besoin de mobiliser beaucoup de fonds. Si l'on est un peu intelligent, on peut y arriver. Seulement, il faut faire une formation cinématographique pour arriver au documentaire. Parce qu'entre la fiction et le documentaire, il n'y a pas de fossé. Le documentaire, c'est de la cinématographie pure et dure. La seule différence, c'est un film parce que l'on raconte une histoire.
Aujourd'hui, le numérique nous arrive. Il réglait 85% de nos problèmes alors qu'auparavant quand il fallait tourner un film, même si c'était un documentaire, il fallait aller louer du matériel. Maintenant ça coûte absolument rien. Et moi, mon matériel, je le prête à n'importe qui. Regardez ce que veut faire le gouvernement : mobiliser des fonds pour faire une école de cinéma. Il devrait plutôt investir sur le numérique.

Ériger un département de cinéma à l'université serait peut-être mieux ?

Mais oui ! Probablement ! Le problème qui va poser, même si l'on crée une faculté ou un département de cinéma, c'est qu'il y aura toujours des écoles privées qui vont enseigner le cinéma. Le Sénégal est le seul pays en Afrique où il n'y a pas de département de cinéma à l'université.
Nous avons tellement de films qui ont été faits. Si le gouvernement veut vraiment relancer le cinéma, faudra qu'il commence à faire des salles de cinéma. Nous en avions plus de quarante. On fait des films, ensuite on les met dans un coffret pour les oublier. Ce qui fait que ces films n'existent plus. Et puis il s'est passé une chose grave faite par certains cinéastes, (je ne sais lesquels) pour avoir vendu leurs films avec tous les droits pour trente ans à M-Net, un organisme sud-africain. Ce qui veut dire qu'aujourd'hui si quelqu'un veut montrer ses films, il aura quelques soucis alors ces derniers ont été produits par le ministère des affaires étrangères de France. Les Français ont été déçus par cet acte. Mais on ne le dit pas. Tout cela pour des sommes de 75 millions de Fcfa à 100 millions. Parce que simplement ces cinéastes ont peur d'être pauvres. Moi, je ne vends pas mes films ; ils vont être hérités par mes enfants, mon pays et les cinéphiles africains. Pour quelle raison le ferais-je ? Tout le monde a vendu ! Vous pouvez vérifier la liste sur internet. Le gars de M-Net continue à m'acculer. Sa dernière correspondance avec moi ne date pas d'une semaine.
Ces cinéastes ont peur d'être pauvres ; aussi pauvres que pauvres. En vendant leurs films, comment pourront-ils en retour se permettre de parler de cinéma. Les cinéastes sont pauvres par rapport à leur pays. Maintenant pour faire passer un film sur CFI il faudra débourser un peu d'argent. C'est une honte ! Alors que moi, j'ai vendu mon film à CFI qui le passe 80 mille fois. Alors la télévision sénégalaise préfère donner de l'argent à CFI pour passer mon film, au lieu de me l'acheter directement.
Pour revenir au documentaire, je vous dis que je suis persuadé que le cinéma sénégalais, le cinéma africain, passe par ce genre cinématographique pour se relever. Tous les deux ans, je forme des jeunes au documentaire et je suis parti pour en former 40 mille. Je le fais avec ma liberté. Je veux que ces jeunes se rendent compte que le documentaire, ce n'est pas que de l'argent. Les cinéastes africains ont toujours pensé que le documentaire, ce n'est pas du cinéma ; que le numérique non plus ne l'est pas.

Que dites de la formation cinématographique dispensée aux jeunes sénégalais ?

Il n'y a pas de formation. L'endroit idéal pour la formation était le Forut Center. Mais ça s'est dégradé surtout avec les nombreux problèmes qu'ils ont eu. Il n'y avait pas de formateur. Je suis un cinéaste et non un professeur de cinéma. Ass Thiam fut un bon professeur, mais il en faut plusieurs et non un seul. Je ne suis pas professeur ; j'anime juste des masters de temps en temps comme je le fais à Angoulème. Et c'est juste pour une durée d'une semaine durant laquelle j'explique comment je m'y prends. Mais le problème au Sénégal, c'est que les gens créent une école pour gagner de l'argent. Mais pour gagner de l'argent dans les écoles de cinéma, il faut y mettre de vrais professeurs de cinéma.
Tout récemment, une école est née : parce que vous avez été frustré suite à des différents avec vos collaborateurs, vous vous démarquez pour aller fonder une nouvelle école de cinéma. L'un des fils de mes amis a voulu s'inscrire dans cette nouvelle école pour faire des études de design, alors on lui a réclamé la somme de 350.000 Fcfa par mois. Quel est le designer dans ce pays qui peut oser réclamer une telle somme pour former des gens ? Même en Europe, on ne paye pas cela. Je lui ai dit que personnellement, je suis en train de mettre en place une école de formation, mais avec de vrais professeurs. J'ai fait le tour des écoles de cinéma dans le monde, et les gens sont prêts à collaborer avec moi pour que ces professeurs viennent. Ce qui s'est passé, c'est que tous ces jeunes qui ont été formés au Forut, ce sont eux que l'on retrouve maintenant dans les chaînes de télévision. Tant mieux s'ils apprennent avec la télévision. Le problème, c'est qu'on va te former cinématographiquement pour que tu ailles faire des reportages. Dans ce lot, il y a des gosses qui ont suivi certes leur formation mais qui n'ont pas beaucoup appris. Peut-être qu'ils vont apprendre comme moi en faisant beaucoup de films. Il faut faire des films avec des gens qui ont plus d'expérience que toi ; c'est ce qui te permet d'apprendre. Ça se voit d'ailleurs dans leurs films…

Comment vous appréciez leurs films ?

Il manque des choses ! (rires). On le voit ! Eux-mêmes le savent ! Tout le monde le sait ! Je ne parle même pas du Sénégal ; tous les cinéastes le savent. Il se passe deux choses dans le monde du cinéma africain : il y a plein de festivals africains. Moi, je ne participe plus à un festival africain parce que la sélection est mauvaise, ensuite il y a plein d'autres problèmes. Même le Fespaco, c'est maintenant bordélique ; je leur ai dit ça d'ailleurs tout récemment à Namur.

Que dites vous de la manière dont on fait les sélections ? Certains films, il faut oser le dire, ne méritent pas de figurer dans la sélection officielle de certaines rencontres cinématographiques…

Vous savez, le plus souvent l'on confie la sélection à des gens qui ne sont même pas reconnus dans le paysage cinématographique. Quand tu es en France et que tu ne fait même pas partie du lot des cinéastes reconnus, comment tu peux te permettre de faire des sélections ? En Europe, l'Afrique, c'est le désert ! Récemment, on m'a pris comme président du jury à un festival qui va bientôt se tenir [à Cozes, en Charentes Maritimes, Ndlr]]. Alors je puis vous dire que la sélection ne se fera pas n'importe comment. Il ne faudra pas qu'on verse dans la médiocrité. En Afrique, on a de belles choses à montrer ; ce n'est pas seulement des images de misère ou celles d'une femme qui pleure. Il faut faire une vraie sélection. J'ai été au festival de Namur. On n'y voyait pas beaucoup de films africains. Je crois que nous étions seulement trois cinéastes africains à y participer. Tous ces films que vous voyez dans les festivals africains, vous ne les rencontrerez pas dans les festivals internationaux. Et ils ne sortiront pas dans les salles de cinéma européennes. C'est vrai qu'il y a de bons films comme Teza de l'Éthiopien Haile Gerima.

Propos recueillis par Bassirou Niang

Dakar, janvier 2010.

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