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Un Homme qui crie de Mahamet-Saleh Haroun
Le droit de Penser tragique
critique
rédigé par Hassouna Mansouri
publié le 23/05/2010
Hassouna Mansouri
Hassouna Mansouri
Youssouf Djaoro (Adam) dans Un homme qui crie
Youssouf Djaoro (Adam) dans Un homme qui crie
Un homme qui crie
Un homme qui crie
Un homme qui crie
Un homme qui crie
Mahamat-Saleh Haroun, sur le tournage de son film Un homme qui crie
Mahamat-Saleh Haroun, sur le tournage de son film Un homme qui crie
Youssouf Djaoro (Adam) dans Un homme qui crie
Youssouf Djaoro (Adam) dans Un homme qui crie
Un homme qui crie
Un homme qui crie
Emile ABOSSOLO-MBO au Festival Cines del Sur 2007 (Grenade, Espagne)
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Diouc Koma (Abdel)
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L'acteur Marius Yelolo (ici dans "Sexe, gombo et beurre salé")
L'acteur Marius Yelolo (ici dans "Sexe, gombo et beurre salé")
Mahamat-Saleh Haroun © Belinda van de Graaf, Cannes 2010
Mahamat-Saleh Haroun © Belinda van de Graaf, Cannes 2010

L'Afrique subsaharienne est de retour à la compétition officielle du festival de cannes après treize années d'absence. Le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun en est le porte-drapeau avec Un Homme qui crie, son quatrième long métrage. Très souvent la présence de l'Afrique sur la scène cannoise et internationale en général a été accompagnée d'un constat d'absence, voire même d'ignorance, quand ce n'est pas d'une contestation encore plus franche et surtout naïve. Le discours de Haroun semble dépasser ce que l'on pourrait appeler ce complexe. Il se situe au niveau de l'universalité de l'expression artistique, en toute légitimité mais aussi en toute lucidité et sens de la responsabilité intellectuelle.
Quel sens pourrait avoir la place que l'on ferait ou voudrait faire à l'Afrique subsaharienne ou nord-africaine ? Se réclamer du principe de quota ? C'est absurde et cela ne sert en rien le cinéma ni les cinéastes africains, ni ceux du Sud, ou de la périphérie diraient certains. Tout le sens de la démarche cinématographique de Mahamat-Saleh Haroun à nos yeux serait dans cet élan de transcender toutes formes de lignes de démarcation et ne pas rester prisonnier de ce que Gramsci appelait le "subalterne".

L'histoire de Un Homme qui crie est tchadienne. Toutes celles de ses films antérieurs, sauf celui fait pour la télévision Sexe, Gombo et beurre salé (à Bordeaux, France), ont lieu au Tchad et sont tournées là-bas. Non pas qu'il s'agisse de folklorisme, non pas par souci d'authenticité non plus. Nous dirions même que c'est par idéologie, au sens fort du terme. Vouloir se placer au niveau de l'universel revient à mettre toute son énergie dans la mise en valeur de ce qu'il y a d'humain, de fondateur dans toute expérience humaine.

Osons le raccourci ; Haroun pourrait-il être l'Eschyle ou l'Homère de l'Afrique ? La forme interrogative de ce raccourci dit tout le ridicule de la comparaison bien évidemment nonobstant les clins d'œil qui ponctuent le film renvoyant aux origines du patrimoine narratif humain. Il s'agit toutefois d'essayer de cerner les contours d'un projet culturel, au sens large du terme, d'un cinéma qui cherche à se constituer un ensemble de valeurs culturelles, morales, esthétiques, politiques… fondatrices tout en s'inscrivant dans le sillon universel.
Le projet est d'autant plus ambitieux qu'il s'appuie sur des êtres et des situations bien ancrés dans leurs contextes historiques et objectifs. Comme tous les autres films de Haroun, mais plus particulièrement avec Un Homme qui crie, nous sommes dans le Tchad actuel et non pas dans un Tchad mythique. Le contexte c'est la réalité historique et rugueuse du moment. Et pourtant, les personnages connaissent une forme d'élévation extraordinaire qui les fait sortir de cette réalité faisant d'eux des types dignes des mythes anciens. Les prénoms mythiques ne trompent pas de ce point de vue : Adam, figure paternel par définition ; David incarnation du défi impossible, Abdel, une légère déformation d'Abel, figure originelle du fils. Mais l'esprit mythique va évidemment plus loin que ces simples emprunts onomastiques.

Osons encore un autre raccourci au risque de paraitre saugrenu ou déraisonnable, mais pas tant que cela. Et si Adam n'était en fait qu'un avatar de Priam. Ce père est si rempli d'amour pour son fils unique au point de risquer de se faire accuser de manque de loyauté par les forces officielles de son pays, au point de laisser son poste au bord de la piscine à laquelle il tient comme si c'était la seule capable de donner sens à sa vie,
Dans la mythologie grecque, Priam n'hésita pas à laisser son fils, Pâris, se battre dans un duel mortel contre Ménélas alors que tout le monde savait que le jeune blanc-bec allait à une perte certaine. Et plus tard il ira réclamer le corps de son autre fils, Hector, tué par Achille pour venger Patrocle.

Priam, comme Adam, ira chercher son fils dans un camp de militaire alors qu'il est rongé par un ensemble de sentiments très forts qui concourent à lui enlever tout sens de retenu : tristesse, regret, culpabilité, autopunition, humiliation… Comment ne pas penser à ce parallélisme en voyant Adam poussant le fauteuil roulant sur lequel il sort discrètement son fils du camp de l'armée. Comme Priam emmenant le cadavre d'Hector après s'être livré en renonçant à toute sa dignité royale devant Achille, celui qui a tué son fils et l'a humilié en le trainant attelé à son cheval jusqu'au camp grec. Abdel lutte pour vivre, et Adam se retrouvera dans la même situation de Priam qui voulait rendre les derniers honneurs au cadavre de son défunt fils. Nous sommes à l'évidence face au même topoï mythologique revisité.
Passant outre ce qui pourrait être de l'ordre de l'imprécision concernant les détails, les vrais raisons qui animent l'action des deux personnages et la conformité de leurs actions. Haroun ne cherche certes pas à faire une copie de la mythologie grecque. Nous en sommes convaincus. Mais les schèmes se ressemblent parce que le fond humain est le même et parce que vouloir placer l'Afrique au plan universel ne passe pas par l'aliénation sur une altérité différenciée ni la réclamation d'une identité par différentiation et au nom de toute forme de spécificité. Revisiter ce fond mythique revient essentiellement à réclamer sa part d'humanité et à dire : "en fait, moi aussi je participe du génie humain".
Ceci signifie qu'il y a dans ce cinéma un effort de retrouver le fond qui est commun à tous. D'où la volonté de construire la narration autour de sentiments primaires comme l'amour, le regret, l'impuissance… Bref, ce qui s'appellerait les "passions", pour revenir au contexte de la tragédie. Un Homme qui crie est un film dont le moteur relève justement ces passions-là, ces sentiments forts qui poussent Adam à avancer dans la direction de l'impasse, d'où le tragique du personnage qui nait de la contradiction entre l'amour qu'il porte pour son entourage et la peine qu'il lui inflige sans le vouloir, ou plutôt malgré lui.



La première scène du film, Adam et Abdel se baignant dans la piscine, est une illustration de cette tension entre les deux énergies qui encadrent le comportement du personnage. Cette scène, anodine en apparence, participe de l'exposition qui nous permettra de comprendre combien Adam est protecteur par rapport à son fils et à tous ceux qui l'entourent. Le père et le fils sont en effet très proches l'un de l'autre. Le jeu anodin consistant en une compétition ludique d'apnée entre les deux personnages finit par la victoire du second. Or, nous apprenons que le père est surnommé "Champion'" en référence à ses exploits de nageur et ancien champion d'Afrique centrale. Donc c'est le signe d'une d'échéance naturelle inévitable du physique du personnage. On le verra essayer d'entretenir ses muscles en faisant des abdominaux dans un sursaut de résistance (vaine bien sûr) au temps.

Plus tard, la concurrence devient plus sérieuse, puisque Adam sera muté et obligé de quitter la piscine pour prendre le poste du gardien de l'entrée de l'hôtel. Abdel est conscient de ce que cela signifie pour son père et la peine que cela lui inflige. Il tente de le consoler ou de lui expliquer en lui lançant : "J'ai besoin de ce travail. Moi aussi je vais avoir bientôt des obligations". Il voulait aussi lui faire comprendre qu'il a mûri et qu'il n'est plus ce petit enfant qu'il cajolait amoureusement. Mais le père est déjà ailleurs et n'entend rien. À partir de ce moment-là, un mur de silence très lourd s'installe entre les deux personnages et prend la place de la grande complicité qui les réunissait au départ.
C'est là que le processus de la dépossession progressive d'Adam devient évident. Et le comble c'est qu'il est obligé lui-même d'y participer et de l'accélérer même. Il perdra son ami David licencié dans le cadre de la restructuration de l'hôtel. Il perdra le portier qui considère qu'il lui a pris sa place. Il perdra la piscine qui donnait sens à son existence. Mais il perdra surtout son fils à plusieurs moments. D'abord, la communication avec celui-ci cesse et aucun échange n'est plus possible à partir du moment où la directrice a décidé de les séparer renvoyant le père à l'entrée de l'hôtel, tandis que le fils semble y être pour quelque chose si l'on considère le regard accusateur du père. Ensuite, il se séparera de lui lorsque l'armée vient le chercher pour l'emmener au front. Et puis il le perdra définitivement lorsqu'il mourra, alors qu'il avait pris tous les risques pour le ramener à la maison.

Le propre du tragique, c'est que le personnage se retrouve désarmé face à une force qui le pousse à avancer contre son gré et vers sa propre fin. C'est ce qui se passe avec les deux personnages. Abdel aime son père et ne veut certes pas lui faire de la peine. L'amour paternel qu'Adam porte pour son fils est la raison de son profond déchirement. Pourtant, les deux personnages finissent par se faire mal et se portent réciproquement atteinte dans ce qui fait le sens même de leur existence. Le fils prend la place du père comme maître-nageur. Le père donne son fils à l'armée et le sépare de son amour.

Ce qui rend les choses encore plus complexes c'est que la peine de l'un est paradoxalement liée à une sorte de réconfort de l'autre. Le père éloigné de la piscine, le fils peut garder son poste et ne pas être viré. De même, aussitôt le fils envoyé au front, le père reprend sa place au bord de la piscine. L'évolution des deux personnages est conçue de telle sorte qu'à un certain moment les sentiments euphoriques de bonheur ou d'épanouissement se confondent avec ceux de la crise au sens de la culpabilité et/ou de la souffrance.
Mais en tout cela, les personnages n'ont aucun choix. Et Mahamat-Saleh Haroun de mettre dans la bouche du chef du village la phrase clé : "Ce n'est pas moi qui décide". Mais qui décide donc, a-t-on envie de lui rétorquer ? La réponse pourrait être métaphysique ; il y a une force qui écrase tout le monde, décidant du bonheur ou du malheur des uns et des autres comme les dieux et déesses de la mythologie grecque. Mais pour Haroun c'est, semble-t-il, tout simplement l'absurde, face auquel Adam est impuissant. Et comble de l'ironie, lorsqu'enfin il tente quelque chose pour ramener son fils vers lui, il le perd définitivement.
Face à cette adversité, l'Homme ne peut rien et se trouve empêché même de la parole. Adam est très silencieux. Il aimerait bien crier comme l'indique le titre. Mais, au lieu de cela, il reste complètement interdit, sa lente démarche d'éléphant donne de lui l'image d'un homme écrasé par le secret qui lui pèse. Les moments où il se dénude sont vraiment rares, sinon dans la violence comme les quelques moments où, vidé de toutes ses forces, il s'incline et s'effondre en larme.
Mais ces moments sont peu nombreux et très courts. Ils sont comme des moments où le personnage est tenté de fléchir face au destin, après quoi il ramasse ses forces et se redresse. Tout de suite après chacun de ces fléchissements, on le revoit plein d'énergie et allant de l'avant défiant toutes forces. Une fois, son fils ayant été enlevé par l'armée, il reprend sa place près de la piscine alors que tous les employés de l'hôtel on fuit. Une autre fois, à la vue de son fils détruit par la guerre, il s'ingénie à le faire sortir clandestinement du camp et une dernière fois, après le constat du décès de son fils, il puise dans ses dernières réserves d'énergies, spirituelles cette fois, pour rendre les honneurs à son défunt fils. Tout se passe dans un mutisme lourd comme la montagne d'Atlas.

Il fallait la venue de la petite amie d'Abdel à la maison puis l'arrivée de la cassette, enregistrée et envoyée depuis le front par celui-ci, pour qu'enfin Adam ait la possibilité de se confier et de se libérer de son secret. Il s'avoue, plus à lui-même d'ailleurs qu'à toute autre personne, le secret qui l'habite et le détruit de l'intérieur. Une fois délivré, Adam est plus lucide qu'à n'importe quel autre moment. Son devoir de "Père" vaut désormais plus qu'aucune autre obligation, même par rapport à lui-même. Or, dans cet ultime élan de générosité, il épuise toute son énergie, sa force, face à une fatalité qui refuse de lui donner le moindre répit et l'écrase sans merci, en lui enlevant son fils à jamais. Alors qu'il se croyait enfin pardonné et alors qu'il ramenait son fils "à la maison" pensant ainsi rétablir sa faute, Abdel meurt sur la moto après avoir exprimé un dernier souhait : se baigner.

Ainsi la boucle est bouclée. Le film s'ouvrait sur une baignade ludique, il finit sur une baignade funèbre. Adam est résigné à laisser son fils s'en aller avec le cours de l'eau. Le petit jeu de compétition en apnée a un répondant ; comme si le cours des événements ne faisait que confirmer une prédiction, un présage. Le fils était resté sous l'eau plus longtemps que son père ce qui avait suscité déjà une petite jalousie chez l'ancien champion de natation. Cette fois, les jeux sont faits, et le père ne peut que déclarer forfait. Dans un geste de résignation totale face à une destinée impassible, il est rempli d'une lucidité telle qu'il donne à son fils un dernier honneur en offrant son corps à l'eau du fleuve comme les Grecs accompagnaient leurs morts chéris avec les dernières libations purificatrices.

La boucle est bouclée donc. Le film commençait dans l'eau de la piscine ; il finit dans celle du fleuve. Les personnages finissent, par une sorte d'élévation qui leur fait quitter presque le monde des humains. Tout le film apparaît en fin de compte comme un processus dont la courbe d'évolution est tragiquement fermée. L'évolution des personnages les ramène à un point qui est à la fois le même que celui du départ, mais avec en plus, la conscience et l'expérience du tragique.

Et c'est en cela, semble-t-il que résiderait le projet global du cinéma de Mahamat-Saleh Haroun : donner à l'Afrique sa place dans le patrimoine culturel et artistique universel. Pasolini avait tenté une fois de faire cela, en formant le projet d'adapter la matière grecque au contexte africain. Mais son projet d'Oreste africain avait abouti à un film-essai sur le positionnement de l'Afrique des années soixante-dix par rapport à l'échiquier mondial. Il inventait alors la formule de Notes pour une Orestie africaine. Entre Homère, Sophocle, et Eschyle d'une part et Pasolini de l'autre, Mahamat-Saleh Haroun prend légitimement sa place et donne à son Afrique la sienne. Par le travail qu'il fait sur le mythe comme mode de se penser soi-même et de penser le monde, il réussit à faire un film qui restera comme un exemple de métissage culturel, au sens le plus profond du terme.

Hassouna Mansouri

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