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Yeelen ou la sorcellerie filmée
critique
rédigé par David-Pierre Fila
publié le 17/06/2010
David-Pierre Fila est rédacteur à Africiné Magazine
David-Pierre Fila est rédacteur à Africiné Magazine
DVD (France)
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Souleymane Cissé, réalisateur du film Yeelen
Souleymane Cissé, réalisateur du film Yeelen
DVD (USA)
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Yeelen
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Balla Moussa Keïta (Rouma Boll, le roi Peul)
Balla Moussa Keïta (Rouma Boll, le roi Peul)
Yeelen
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Ce film est à la recherche du côté mystérieux de l'homme. Pourquoi en arriver jusqu'à donner la mort à son propre sang ?
Voilà ce que je voulais montrer.
L'homme dans son progrès, dans son évolution, sa force d'intuition, sa créativité, arrive quelquefois à entreprendre des actes qui lui échappent.
Des choses qui prennent une proportion si grande qu'il ne peut plus les contrôler.

Souleymane Cissé

Introduction

Plusieurs films consacrés à la sorcellerie ont été traités par de nombreux réalisateurs africains. On peut citer, entre autres, "Yaaba" de Idrissa Ouédraogo, "Le Médecin de Gafiré" de Mustapha Diop et Pierre Yameogo. Ce thème est, actuellement, le plus abordé dans les sitcom du "Noolywod". Cette industrie nigériane qui connaît un vif succès produit annuellement entre 1200 et 1800 films. Même si, dans cette production coexistent tous les genres (films d'action à l'américaine, comédie, évocation de croyances magiques populaires), l'un de ses thèmes majeurs consiste à dénoncer la prospérité de l'élite bourgeoise de Lagos qui serait liée à des pratiques occultes et surtout à des rituels comprenant des sacrifices humains, combattus par la religion chrétienne. Les épopées traditionnelles font, également, appel à un passé mythique où abondent des forces surnaturelles et sortilèges, tel "Igodo", "Land of the Living Dead", de Don Pedro Obaseki et Andy Amenechi. La majorité de la production nigériane dégage une magie "naïve et populaire" qui rejoint, par moments, celle du cinéaste malien : Souleymane Cissé.

De ce rappel, on peut déduire l'émergence d'un fait social intéressant ; fait social qui consiste en l'existence d'une multitude de films traitant de la sorcellerie et d'un public qui consomme ces oeuvres. Cette corrélation nous autorise à supposer que la mise en image de la sorcellerie configure aussi, au delà de sa simple représentation ou perception, les expériences de la sorcellerie dans l'Afrique contemporaine. C'est précisément les modalités de cette configuration que nous voulons saisir dans ce texte.
Pour ce faire, je ne m'intéresserai pas à tous les films cités, en exemple, mais me concentrerai sur un seul auteur, Souleymane Cissé, et, plus principalement, à un de ses films, "Yeelen". Une analyse de la structure de ce dernier et des réactions exprimées par le public lors des projections contribue, à mon sens, à ouvrir des pistes de réponses intéressantes quant au problème qui nous occupe. Plus précisément, l'analyse de ces données permet de poser l'hypothèse selon laquelle ce film met en scène ce qu'il est possible de nommer le "tragique sorcellaire", à la fois différent et proche de la tragédie grecque, comme je le montrerai plus tard. Dans un premier temps, je saisirai la modalité "sorcellaire" de la tragédie. Dans un deuxième temps, je montrerai comment les passions africaines, liées à la sorcellerie, se configurent en développant une structure analogue.

Yeelen et le "tragique sorcellaire"

Commençons par distinguer rapidement les deux modalités de la tragédie, la grecque et la sorcière. La tragédie grecque a une structure immuable : elle se compose d'un prologue, de trois épisodes et d'un exode. Il n'y a aucun entracte entre ces cinq actes. Seul intervient le choeur qui, par la voix de son chef, le coryphée, ou de toutes ses voix, dialogue avec l'acteur - lancé dans un monologue. Aussitôt après le prologue, par cinq rangs de trois choreutes chacun, le choeur fait son entrée sur un pas gravement dansé. Cette danse consistait en une suite de mouvements appelés "marches" et de poses appelées "figures". La figure rendait l'expression de la personne : la marche, l'action et la passion.

Tout d'abord, une parole qui annonce ce que va être l'action : en général la quête de quelque chose ; parole sacrée dite par un oracle ou parole de pouvoir dite par un narrateur. Ensuite, une, scène en général celui de la famille, qui délimite l'espace du pouvoir (Les substances). Enfin, un individu marqué par le destin c'est-à-dire ce qui (lui) arrive et auquel il ne peut échapper ; un drame arrive et aboutit à une transformation. Un drame, déjà annoncé et inévitable, vient relancer l'action ; la transformation des acteurs vient clore l'action.
Pratiquement tous ces éléments "esthétiques" sont présents dans le cinéma de Cissé. La fortune dramatique du film de Cissé repose sur les possibilités qu'offre une telle histoire par la dramatisation de ses éléments constitutifs : personnages hors du commun, destin tragique et interrogation sur la liberté et la responsabilité. Toutefois, dans la scène sorcellaire, telle que Cissé la met en scène dans "Yeelen", l'élément de la parole annonciatrice est là également. Cela me semble être l'élément clé et distinctif entre la tragédie sorcellaire et la tragédie grecque. Tout ici est mis sous la "domination" de la lumière ou encore du regard. Les codes ici sont définis par la lumière qui est, d'ailleurs, le titre du film. Dans "Yeelen", ce qui arrive aux acteurs est énoncé avant l'action mais s'expose dans le temps et dans la lumière. La parole est première mais c'est l'image qui dit, qui signifie. L'image, par la lumière, renvoie à/dans la parole.
L'auteur situe l'histoire de "Yeelen" dans le passé, dix siècles plus tôt, mais l'événement narré pourrait tout aussi bien se dérouler aujourd'hui ou demain. Elle se déroule dans une société où les affrontements entre les groupes ethniques sont extrêmement violents. Le sujet de "Yeelen" en appelle à la transmission de la connaissance ou de la lutte des pouvoirs. Ce que l'homme fait du savoir et du pouvoir qu'il acquiert. Le héros du film, le fils détient plus de connaissance que son père. Chacun des deux antagonistes possède une arme magique : le père, le pilon magique, et le fils, l'aile de kôré sur lesquels sont inscrites les bases de la connaissance de l'univers. Le père ne supporte pas ce partage des savoirs et des pouvoirs - sorcellerie, c'est aussi à la fois savoir et pouvoir. Le déclenchement de sa colère contre cette injustice le transformera en bête furieuse. Pour éviter le meurtre qui découlerait inévitablement de l'affrontement entre le père et le fils, la mère envoie ce dernier rejoindre le frère jumeau du père.

Les fortes relations représentées par le père, le fils, la mère, l'oncle renvoie à l'enfermement dans un univers familial. On envoie l'enfant vers le double de son père, c'est-à-dire celui qui sait aussi ce qui va arriver car, il a déjà eu un rapport avec le type de pouvoir que possède le père et dont il a été lui-même éloigné - pour éviter un affrontement ? Pour retrouver son oncle, le fils traversera 800 kilomètres de désert, affrontera les guerriers Peuls, ennemis de la tribu des Bambaras. Lorsqu'il retrouve enfin son oncle, celui-ci lui explique qu'il doit absolument affronter son père c'est-à-dire refaire le voyage à rebours mais cette fois en ayant fait l'expérience d'une parole qui prédit, qui sait. La rencontre entre le père et le fils, leur lutte symbolise la guerre, la grande tuerie, la folie de l'homme. Ils vont se détruire l'un l'autre. Mais l'affrontement entre l'Aile de Kôré et le Pilon magique, qui sème la destruction, crée aussi la lumière. Lors de l'affrontement final, Cissé place deux hommes face à face, inégalement intransigeants, également forts, mais inégalement vertueux : le père est animé par la haine, le fils par sa connaissance nouvelle. L'épreuve infligée est d'abord lumineuse : les deux fétiches (le Pilon magique, l'Aile de Kôré), en s'opposant, ne font que rendre la lumière intraitable. Les hommes sont rendus aveugles, le monde perd ses couleurs pour devenir matière en fusion, néant surexposé. En cinéaste, Cissé a vu le piège qui menace le monde : sa surexposition ; l'exploitation du dernier jour, chez lui, vient d'un trop plein et non d'un manque.
L'état de crise sur lequel s'ouvre le film, la réaction de la mère détermine les conflits entre familles et au sein des familles. Aux conflits familiaux s'ajoute la crise de pouvoir. De plus, pas de tragédie sans transgression : en évoquant l'initiation par l'oncle dans son film, en suggérant le meurtre latent, l'amour filial d'une mère pour son fils, en créant un père implacable de démesure et d'orgueil, Cissé respecte les fondements du tragique et demeure fidèle à ses modèles grecs. C'est l'accumulation insatiable qui finit par détruire, dans un affrontement grandiose de deux ambitions contraires, la simplicité du monde. Cette proposition fait figure d'anathème : la lumière n'est pas exposition, elle est affaire de recueillement, elle est fragilisée, d'autres ont bien dit, dans la même visée provocatrice, que le travelling était affaire de morale. Pour Cissé, et c'est ici qu'intervient la dernière séquence du film, la lumière est toujours aurorale, simple et tremblante, innocente et claire.


À cette question : "Qu'est ce que la lumière ?, Cissé répond : raconter les grands mythes de l'humanité avec une "lumière" nouvelle… Le soleil final de "Yeelen" se lève sur un désert. Sable jaune et fin, dunes arrondies et maternelles, étendues immenses, arpentées par une femme et un enfant.
Après le traumatisme, le cataclysme, le monde recommence dans le calme et la lumière dorée. La lumière permet ce miracle de la nouvelle naissance du monde. Cette lumière revenue que procure la douce clarté d'un soleil renaissant réchauffe les êtres et fait espérer en la vie. "Yeelen" est le film de ce miracle. Plutôt que miracle, trop marqué par la culture judéo-chrétienne, il faudrait dire magie, ou plutôt magie s'associant aux espaces assombris de la valeur positive que prend la nuit, le temps du monde bambara par excellence et de la sorcellerie, au détriment du jour plutôt propice à l'expression des normes sociales et au règne du conformiste.
Dans la mise en scène de "Yeelen", Cissé respecte donc la tradition antique, l'époussette et l'africanise. Il commence par la tension inaugurale… La plus belle scène de "Yeelen", la plus touchante, cerne très tôt dans le cheminement du héros ses rapports avec sa mère. Là, en une séquence où les personnages, frappés de peur et conscient de leur dimension tragique, n'osent pas se regarder, se met en place l'ouverture du film. C'est la simplicité des mots qui frappe ; des mots marqués par la plus profonde des significations (il faut fuir devant un père terrible), mais dits dans la beauté de la langue bambara. Cette magnifique scène où la mère décrit à son fils ses souffrances futures, est tendue par le tragique comme peuvent l'être certaines expositions shakespearienne : en quelques mots la malédiction est donnée ; quelques phrases pour dire le mal, le danger, la fuite et la peur devant les signes divins : "Yeelen" est tragédie pure, tension qui, là encore, ne pouvait s'investir avec plus de force que dans l'espace illustré par Cissé.

Le drame cisséin se déroule suivant la règle des trois unités conformément à la tradition grecque. Pour l'unité de lieu, Cissé choisit de faire faire à son jeune acteur une visite guidée mythologique de l'espace-temps. Quant à l'unité du temps, Cissé concentre volontairement son film sur une durée très brève : l'action dure au total une douzaine d'heures. Enfin, pour traiter de l'unité de l'action, le premier acte se déroule depuis la fin de l'après-midi jusqu'au milieu de la nuit, l'entracte occupe une partie de la nuit et, par contre, le second acte, commence peu avant le jour pour finir à l'aurore. Il convient de souligner deux torsions que Cissé exercent sur ces règles.
Tout en respectant l'unité de temps et de l'action, ils les renversent de manière parodique. Dans le premier cas, Cissé réserve le temps qui sépare les deux actes au sommeil des héros, c'est-à-dire à l'inaction. Dans le dernier cas, l'action commence en fin de journée pour s'achever au lever du soleil.
"Yeelen" est le film de la grâce : tout en lui s'apparente à la fois au divin et à la légèreté du déplacement parfait. Un plan, dans le film, dit étonnamment cette grâce : un chien roux, lentement, harmonieusement, fait marche arrière en sautillant sous le regard hypnotiseur du sorcier. Le regard spirituel conduit à la démarche parfaite, la grâce trouve ses deux dimensions sous le regard d'une caméra habitée.

Rappelons que le père refuse de voir son fils devenir son égal, alors la mère éloigne le jeune homme. Durant le voyage que ce dernier entreprend, il accumule des épreuves et des énigmes. L'affrontement des hommes trouve son écho dans la confrontation des pouvoirs magiques. À travers l'image, l'auteur dessine une correspondance entre l'espace réel et l'espace mythique. Le récit initiatique se moule en effet ici sur la description du cheminement ; cheminement que Cissé suit à plusieurs niveaux. Il s'appuie, au plus près, sur l'opposition des visages : de ceux, longs et fins, des Bambaras jusqu'à ceux plus massifs, plus forts, des Peuls, le peuple ennemi.
De même, il "décompose" les différents aspects de la nature : des marais aux sources sacrées, en passant par le Sahel au sol craquelé par la sécheresse ou par le désert. Il remplit aussi l'espace imaginaire de l'espèce animal : chèvres, poulets de sacrifice promis au sang, taureaux et lions relevant de la révolte sacrée. L'initiation passe ici, fondamentalement, par le regard, et rarement on avait pu saisir si concrètement, si sensuellement, ce qu'est l'initiation dans une culture où le rite demeure.
La famille tisse son réseau sur l'ensemble géographique du film : le jeune héros, poursuivi jusqu'à l'affrontement final par son père, quitte une mère pour rejoindre un oncle tandis qu'il trouvera femme puis enfant. Chaque lieu stratégique est hanté par un membre de la famille, balisage rigoureux qui fait de cet espace la scène des pulsions suprêmes : d'Œdipe roi à Phèdre ou Macbeth, les grandes tragédies (les amours comme les tueries) ont toujours été des affaires familiales dans un cheminement : la mère édentée aux seins desséchés, le père aux yeux injectés de sang comme le fils au cou gracieux, Souleymane Cissé a réussi à combiner le voyage, la fuite (ce sont les rencontres qui rythment le film, le voyage très concrètement marqué par la remontée progressive des marais à la source sacrée) et l'espace clos, la tension psychologique de l'attente immobile ponctuée essentiellement par trois scènes : l'avertissement de la mère à son fils, la faute avouée au roi peul, la veillée précédant l'affrontement.

Comment voir le monde sorcier

Revenons maintenant à la question qui porte sur l'intérêt "esthétique" qui pousse les Africains à regarder les films traitant de sorcellerie ? Pourquoi ont-ils plaisir à regarder ce qui les effraie ? Pour y répondre, j'avance l'hypothèse que la structure du "tragique sorcellaire" n'est pas seulement dans l'œuvre mais aussi dans sa réception dans le cadre d'un spectacle, en articulant les émotions précises. Ce qui atteste l'achèvement du film dans le spectacle est le "plaisir propre" au tragique sorcellaire, à son "effet propre". Ce plaisir est à la fois construit dans l'œuvre et effectué hors de l'œuvre.
Il joint l'intérieur à l'extérieur et exige de traiter de façon dialectique ce rapport de l'extérieur à l'intérieur. Ce sont les passions esthétiques qui articulent la finalité interne de la composition de l'œuvre filmique et la finalité externe de sa réception. Nous allons précisément poser quelques esquisses d'une problématique des passions esthétiques configurée par la structure sorcellaire.
Le statut mixte de cette structure explicite la place importante du spectacle "visuel". C'est, comme nous l'avons déjà souligné plus haut, à travers le "regard" que passe cette expérience. Le spectacle filmique est donc une des "parties" de la tragédie sorcellaire et autorise à définir l'œuvre comme "ce qu'on doit pouvoir embrasser d'un seul regard du début à la fin… Le spectacle ne peut être exclu car le film donne à voir. En effet qui donc, sinon le spectateur peut apprécier pleinement une œuvre ? Le cinéma, quoi qu'on pense, c'est aussi et surtout une heure trente voir deux heures (au-delà on s'étonne) de temps durant lesquelles une histoire complète, depuis son amorce jusqu'à son dénouement, nous est contée.

Pour répondre à la question de l'intérêt esthétique, je tirerai les données de la projection d'un DVD de "Yeelen" au moment du souper dans un foyer malien de Montreuil. Le DVD a marqué le début d'une nouvelle ère dans le cinéma à la maison.
Au temps de la VHS, l'amateur cinématographique ne trouvait généralement que le film lui-même sur la cassette et (mais plus rarement) des bonus en nombre très restreint. De plus, il peut être copié sur le même support dans la version originale et dans la version originale, avec ou sans sous-titrage. Désormais, on peut trouver en plus du film qui est de très bonne qualité, des bandes-annonces, des making-of, des interviews et même parfois des jeux.
Je considérerai deux choses ici : l'énonciation des émotions expérimentées par les spectateurs et, deuxièmement, les réactions émotionnelles pendant la projection du film pour voir comment l'intrigue les configure.
À travers les énoncés formulés par les spectateurs, pendant la séance, j'ai saisi leur réponse émotionnelle. Dans une culture du non-dit, l'image n'est plus que le signifiant : geste, regard, silence gagnent en force évocatrice. Comment oublier, à Montreuil, l'image de ces hommes effrayés regardant sur le petit écran défiler le masque du "komo", portés par des jeunes initiés qui jouent leur propre rôle. À la fin de la projection, j'apprendrai de mon voisin que "dans les villages bambaras, ce masque ne sort que tous les quarante ans. Les hommes (les non-initiés) et les femmes doivent se voiler le visage lors de son passage de peur de mourir". La plupart des spectateurs venaient du pays bambara et appartenaient à une société de classes d'âges. Ils avaient été initiés et ne devaient pas dévoiler les savoirs acquis lors des cérémonies. C'est ce secret que dévoile la fiction. Après tout, c'est un film. Il montre autrement la réalité et les dangers du dévoilement. Ici, la mort est représentée. Durant la projection, le masque peut être vu mais sans provoquer la mort. Par contre, la "peur" est réelle. C'est donc une connaissance sur l'au-delà qui est livrée ici. Ici, on a affaire à des savoirs occultes/ésotériques et "on joue avec ses "propres" peurs peut-être, parce qu'on sait qu'on ne risque rien. C'est une transgression d'un interdit portant sur la diffusion d'un savoir qui est dévoilé même aux non-initiés.
La sorcellerie, c'est aussi du même type. Tout le monde dit, tout le monde sait, tout le monde en parle alors que, théoriquement, on ne devrait pas le faire. On évoque la sorcellerie souvent sous le mode de la transgression. En cela, le film, en mettant en scène ce dévoilement participe aussi à cette transgression (donc imitation).

Pendant la séance, un autre voisin de table a émis des soupçons à mi-voix en me parlant d'un homme de son village : "on pense qu'il a passé un contrat avec le diable et qu'il a déjà tué plusieurs garçons (…) mais son fétiche est trop fort, car personne n'arrive à le coincer ".
Ici, l'utilisation du pronom "on" montre que tout se formule sous le mode de l'indéfini. Le verbe "pense" renvoie à un type de savoir qui se manifeste sous la forme du soupçon. Ou encore, nous avons ici affaire au savoir "dénié". On ne dit pas, mais on sait.
À la fin, mes compagnons évoquaient certaines personnes et les actes dont elles avaient été victimes, mais sans jamais nommer ceux qui les avaient perpétrés. Que le bien triomphe du mal, le fils ne meure pas car il laisse un enfant à qui il a transmis un symbole. Cette renaissance procure un bien-être à un vieux, originaire de la ville de Kayes, qui, à mi-voix, lorsque la lumière de la salle revient, me prend à témoin, pour expliquer l'action bénéfique du fils au profit du monde (guérison, protection, restauration de l'ordre du monde) : "Chez les Bambara, nous appelons cette façon d'être damu mais c'est aussi l'impression positive (le bonheur) que l'on retire de la vue d'un être ou d'une chose et qui demeure longtemps dans le cœur et l'esprit. Damu, c'est peut être ça la grâce. Quand tu vois l'être humain vivre, tu observes tout ce qu'il est, tout ce qui l'entoure. Quand tu sais le comprendre, tu dois le montrer avec damu."
Ici, on énonce un savoir sur ces "choses-là". Le "damu" est le cœur, l'âme dans le sens bénéfique mais c'est aussi un sentiment esthétique car il résulte de la vue des choses. C'est un état, résultat du spectacle, peut-être l'équivalent de la catharsis du théâtre grec. Une des questions porte sur le "à mi-voix", la manière dont ce savoir est transmis. La modalité de cette énonciation n'est pas du même ordre que le chuchotement qui se passait pendant la séance. Ici, il s'agit d'éviter que les "autres" l'entendent. En parlant à mi-voix ici, l'orateur cherche à instaurer un rapport plus personnel comme pour exorciser la force des images. En chuchotant, il me confie quelque "On ne le dit pas, mais on le dit à toi, on te prend à témoin en "espérant" que le secret sera gardé. Comme si, je te souffle à l'oreille pour que l'autre ne l'entende pas. Ce que je te dis, tu dois le garder en toi". Ici, c'est donner l'impression de ne pas trahir pour éviter de se livrer au pouvoir de l'autre. La passion est toujours la peur "de la mort". En parler est une manière de la domestiquer, l'exorciser.

Toujours après la projection, j'ai pu assister à plusieurs reprises, à des conversations au cours desquelles la sorcellerie était présente. Mes voisins de la soirée parlaient, soit de cas qui ont eu lieu dans le passé, donc déjà jugés, soit de cas survenus en dehors de leur village : "(…) ça arrive aux autres…". Toujours sous un mode imaginaire du "ça n'arrive qu'aux autres" ou "ça m'est arrivé dans le passé". Le temps évoqué est celui du passé.
On ne se met pas soi-même en scène ni comme "sorcier", ni comme "ensorcelé". Comme sorcier, on comprend parce que personne ne se dénonce en tant que tel, on n'endosse pas ce rôle mais, au contraire, on est désigné. Pas comme victime, parce que ce qui est personnel n'est pas avoué à un étranger pour éviter de se livrer et se découvrir. Dans cette situation précise de projection publique, le lieu évoqué est toujours le village, le monde bambara. Certainement parce qu'ils sont en migration. C'est cette distance qu'ils évoquent avec nostalgie, et le bonheur d'avoir "vu" leur racine sur l'écran. Le voyage initiatique du héros rappelle leur propre trajectoire migratoire.
Ces énoncés montrent que la tragédie procède de la frayeur et du désir de (re)connaissance. Il est possible ici de dire que, tout comme Aristote l'affirme pour la tragédie grecque, c'est le désir de savoir qui articule l'intérieur et l'extérieur. Ce désir de savoir, il l'inclut dans sa théorie du plaisir, mais d'un plaisir particulier, celui de reconnaître, celui de l'intelligence. Qu'il s'agisse bien d'intelligence, Aristote nous en avertit en se demandant pourquoi avons-nous plaisir à regarder les images de choses en elles-mêmes répugnantes, animaux ignobles ou cadavres ? "La raison en est qu'apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes [ …] ; en effet si l'on aime à voir des images, c'est qu'en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu'est chaque chose comme lorsque l'on dit : celui-là, c'est lui". Cette intelligence est pratique (approprié au champ de la praxis), de l'action, car elle dépend du lien interne de l'intrigue.
Le film en effet est un "faire", et un "faire" sur un "faire" - les "agissants". Seulement, ce n'est pas un faire effectif, éthique, mais précisément inventé, poétique. C'est pourquoi il faut bien discerner les traits spécifiques de cette intelligence mimétique et mythique - aux sens aristotéliciens de ces deux termes. Ainsi, l'expérience vécue dans le foyer malien consista aussi à reconnaître des situations passées. C'est comme si, la fiction dépassant la réalité, le spectateur (à la fin) se frotte les yeux pour s'assurer qu'il n'a pas rêvé.

Et les images de "Yeelen" sont là, pour le rassurer, pour le conforter dans ses jugements et lui donner des repaires et des points de repères. C'est pourquoi, par la lumière, les spectateurs identifient ces codes. Les passions sont éprouvées.
Dans le tragique sorcellaire, le désir de savoir est toujours plus profond car il se rapporte à la constante réflexion sur ce qui arrive, et sur "sa" cause"… la frayeur est plus profonde, la douleur moindre ; dans la tragédie moderne, c'est la souffrance qui est moindre et c'est la douleur qui est plus grande. Or la souffrance contient toujours plus de substantialité que la douleur. À la base de la douleur il y a la réflexion constante sur le fait de souffrir, réflexion absolument étrangère à la souffrance. Il est psychologiquement fort intéressant d'observer un enfant quand il voit souffrir un être plus âgé. L'enfant n'est pas assez réfléchi pour éprouver de la douleur et pourtant sa souffrance est infiniment profonde. Il n'est pas assez réfléchi pour avoir une représentation de la culpabilité ou du péché : penser à pareille chose à la vue d'un être plus âgés qui souffre, il ne le saurait ; le motif de la souffrance lui reste-t-il caché, un obscur pressentiment de ce motif n'en est pas moins mêlé à sa souffrance. C'est de cet ordre, mais sous forme d'une harmonie plus parfaite qu'est la souffrance chez les Grecs, et c'est pourquoi elle est si douce et si profonde. Par contre, si un être plus âgé, un adulte, voit souffrir un être plus jeune, un enfant sa douleur est plus grande, sa souffrance moindre. Ainsi, la douleur se trouve en rapport direct, et, la souffrance en un rapport indirect, avec la culpabilité. Le spectateur quand il reconnaît dans "Yeelen" l'universel que l'intrigue engendre par sa seule composition.
C'est donc, dans le spectateur que les émotions proprement tragiques s'épanouissent. Dans la connaissance de ce que l'homme fait du savoir qu'il acquiert, le fils, héros du film, va se trouver détenir plus de connaissances que son père.
Ces remarques peuvent être enrichies par le second ordre de données que nous considérons, à savoir celles qui se rapportent aux réactions émotionnelles (expressions du visage, énoncés, interjections : "hum, hum, hum". durant la projection.


Ces passions esthétiques sont aussi construites dans l'organisation de quelques séquences clés du film. Je me concentrerai sur trois séquences.
1. Le moment où la mère quitte le domicile conjugal pour soustraire son fils à la furie du père. On est dans un monde d'hommes, il y a des interjections… Un vieux : "Où elle part cette femme ?". Un jeune répond : "Elle a raison, tu ne vois pas qu'elle veut sauver son fils ?". La scène est construite par un plan moyen. C'est beaucoup plus intime pour filmer la conversation. Les deux personnages sont cadrés en un seul plan.

2. Le moment où le jeune entame son voyage initiatique à travers le monde pour retrouver son oncle en combattant les guerriers peuls. Silence dans la salle, la concentration est à son comble. Plusieurs choix de plans alternés (moyen, large) montrent l'évolution et l'inscrit dans un décor. À ce moment-là, on n'est pas intimiste avec l'environnement. On montre aussi l'agressivité du monde.
Chacun des deux protagonistes détient une arme magique : le fils, un pilon magique, le père l'aile de koré sur laquelle sont écrits les bases de la connaissance de l'univers. Pour représenter le pouvoir sorcellaire entre le père et le fils, Cissé s'inspire de la culture africaine. Il met en scène l'affrontement entre animaux de la brousse pour symboliser le combat meurtrier entre le père et le fils. Dans la première partie de l'affrontement qui se déroule en deux phases, le père est symbolisé par un buffle dans lequel s'incarne spirituellement le père grâce à ses pouvoirs magiques. Usant des mêmes pouvoirs, le fils se métamorphose également en buffle. Au cours de la seconde phase du combat, le père use de ses pouvoirs magiques pour se transformer en éléphant, tandis que le fils se transforme en lion. La fin du combat est symbolisée par un déchaînement des éléments de la nature marqué par un soulèvement du vent de sable auquel succède la vision d'un paysage désertique traduisant la force destructrice du combat. Cissé s'inspire de la charge symbolique que représentent ces animaux dans les cultures africaines pour signifier tout autre chose… La charge symbolique des animaux cités trouve davantage leur signification dans les propos du philosophe burkinabè Yamba Elie Ouedraogo qui, traitant du symbolisme dans l'art et les cultures d'Afrique noire, soutient qu'en Afrique "l'homme est aussi parent des esprits que parent du monde animal. Tel chasseur tire sur un buffle et tue une personne à la place de cet animal. Il arrive que des écorces d'arbres parlent ou pleurent à verser le sang etc.
Cette croyance qui imprègne les actes, les paroles, les œuvres d'art et les aspirations de l'Africain, fait que le symbolisme dans les cultures d'Afrique n'est pas à prendre au sens extérieur des Occidentaux.
Le lien qui unit l'homme au lion est arbitraire, si l'on s'en tient au mécanisme classique signifié/signifiant. Le lion symbolise la force, mais le lion n'est pas que force. On peut envisager aussi sa royauté et sa cruauté, qui découlent sans doute de sa force, mais toute royauté ou cruauté n'est pas force. Le lion est aussi sage…". Quant à l'éléphant, il joue partout en Afrique le rôle du père, du chef des animaux et là aussi de celui qui détient la sagesse et le savoir.

3. L'affrontement entre le père et le fils se réduit d'abord à des regards qui se croisent en une série de champ-contre-champ, gros-plan, plan moyen. Le fils tombe et se masque les yeux avant qu'une blancheur de cendre n'envahisse l'écran. Le fils laisse à son futur enfant, un vêtement symbole de la sagesse transmise. Des interjections et pas de commentaires. Quelqu'un fait "tché, tché, tché" et remue la tête longtemps.


L'analyse de ces quelques séquences montre que la compassion et la reconnaissance inscrites dans les faits par la composition, dans la mesure où elle passe par le crible de l'activité représentative outre l'activité mimétique. Ce qui est éprouvé par le spectateur est en même temps construit dans l'œuvre. En ce sens, on pourrait dire que le spectateur idéal est un spectateur impliqué, un spectateur de chair capable de jouissance. Ces trois séquences concernent des incidents destructeurs, déchirants et douloureux pour les personnages eux-mêmes : le grand déchirement de la parenté. Les moments d'énonciation sont construits dans le drame, dans la qualité de ces incidents. Le langage filmique correspond à une conception du temps, de l'espace propre à ce monde bambara. Comme les acteurs ne sont pas professionnels, le metteur en scène est obligé de codifier son film par rapport au repère de ce monde. Les scènes analysées montrent que l'efficacité de la tragédie sorcellaire s'inscrit dans le drame ou dans l'ordre de la parenté ; elle fait reconnaître cet ordre.

En effet, dans ces parties d'Afrique subsaharienne, la majorité des accusations implique des rapports de parenté entre le sorcier et sa victime. La famille tisse son réseau tragique sur l'ensemble géographique du film. D'une part, en effet, le pitoyable et l'effrayant, comme adjectifs - caractérisent les "faits" eux-mêmes que le film compose ensemble. En ce sens, le film imite ou représente l'effrayant et quoi ? Il les porte à la en les faisant, précisément, sortir de l'agencement des faits par la narration..
Or, si nous revenons à la quintessence du sentiment esthétique tel qu'il nous est apparu dans le damu, on peut dire que le film, en représentant ces passions, réalise, en quelque sorte, une épuration (catharsis) de l'action sorcellaire. Qu'est le moyen de la catharsis ? Le damu est une purification - ou mieux, une épuration - qui a son siège dans le spectateur. Il consiste précisément en ceci que le "plaisir propre" de la tragédie sorcellaire procède de la frayeur, de la connaissance et de la transformation en plaisir de la peine inhérente à ces émotions. Elle résulte de ce que les incidents pitoyables et effrayants sont, comme nous venons de le dire, eux-mêmes portés à la représentation. Or, cette représentation cinématographique des émotions résulte à son tour de la composition elle-même. En ce sens, il n'est pas excessif de dire que l'épuration consiste d'abord dans la construction poétique.
Le plaisir pris à comprendre et au plaisir pris à éprouver frayeur et pitié - lesquels forment une seule jouissance- constituent seulement l'amorce d'une théorie qui prend son envergure dans l'œuvre déploie un monde que le lecteur s'approprie. Ce monde est un monde culturel. L'axe principal d'une théorie de la référence en aval de l'œuvre passe donc par le rapport cinéma et culture.
La tragédie sorcellaire, la pitié est plus profonde, c'est-à-dire qu'elle est plus profonde dans l'état de conscience qui lui correspond. Car une chose est certaine : pour la pitié propre à la structure sorcellaire, c'est une chose terrible de tomber entre les mains du Destin. C'est pourquoi la souffrance en elle est affreuse mais la douleur moindre que dans la tragédie moderne. Car, dans cette dernière, le héros souffre de sa culpabilité en pleine conscience, alors que la culpabilité du héros antique demeure équivoque.


La tragédie sorcellaire n'a pas perdu toutes les déterminations substantielles : elle conçoit la personne dans l'ensemble organique de la famille, de l'État, du genre humain. Elle ne l'abandonne pas tout entière à elle-même et l'individu ne devient pas son propre créateur. Le tragique est préservé, et le drame qui représente rigoureusement le héros en proie à la souffrance a perdu tout intérêt tragique, parce que la puissance qui envoie les souffrances n'a pas été désacralisée. Le spectateur est toujours capable de compassion. Celle-ci, du point de vue objectif et subjectif, est l'expression spécifique du tragique.


Conclusion

Le public africain est soumis à de multiples influences mais reste accroché à ses valeurs. Il aime parler de la situation sociale. La fracture qui a pu apparaître entre les cinéastes et leur public vient de quelques films qui n'ont pas remporté l'adhésion pour des problèmes de forme trop abstraite ou de thématique trop éloignée de la réalité. Dès les indépendances, les films d'Afrique avaient inversé le rapport : il s'agissait de décoloniser le regard, la pensée. Les films se faisaient miroir d'un peuple autant que miroir d'un espace à reconquérir. Il s'agissait de dire : "c'est moi, c'est chez moi". Le sujet était la vie quotidienne, les perversités du mimétisme des élites, la recherche de soi dans la confrontation des valeurs traditionnelles à la modernité importée. Il ne s'agissait pas de rejouer le réel mais de le représenter. Ainsi donc, sans doute est-ce de là que vient l'engouement des films de sorcelleries pour le spectateur africain.

David-Pierre Fila

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