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LE BARRAGE. Etreindre la terre et les corps au Soudan
critique
rédigé par Michel Amarger
publié le 27/02/2023
Michel Amarger, Rédacteur (Paris) à Africiné Magazine
Michel Amarger, Rédacteur (Paris) à Africiné Magazine
Ali CHERRI, réalisateur et plasticien libanais
Ali CHERRI, réalisateur et plasticien libanais
Scène du film
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LM Fiction de Ali Cherri, France / Soudan / Liban / Allemagne / Serbie / Qatar, 2022
Sortie France : 1er mars 2023 (Sophie Dulac Distribution)

C'est près du barrage de Merowe, au Soudan, dans une briqueterie alimentée par les eaux du Nil, que Ali Cherri puise l'inspiration et la matière de son premier long-métrage de fiction. Le Barrage, inauguré à la Quinzaine des réalisateurs, au Festival de Cannes 2022, s'inscrit dans une trilogie sur les géographies de violence, entreprise par un cinéaste qui est avant tout plasticien. Né à Beyrouth, installé à Paris, passé en résidence à la National Gallery de Londres, Ali Cherri est réputé pour ses vidéos, ses installations qui questionnent la construction des récits historiques.
Le Barrage (The Dam) est le troisième volet d'une trilogie tellurique, composée de deux courts-métrages autonomes. L'Intranquille, tourné au Liban, s'attache aux catastrophes provoquées par les tremblements de terre et les autres séismes de la région. Le Creuseur, filmé dans le désert des Emirats Arabes Unis, part d'objets trouvés sur place pour évoquer la manière dont les récits historiques se construisent. Le Barrage, élaboré par les Chinois, se situe près de Merowe, au nord du Soudan.

Le personnage principal, Maher, travaille dans une briqueterie traditionnelle et communique peu avec les autres. Le soir, il s'enfonce dans le désert et s'active à construire avec de la terre mouillée, une sorte de pyramide à forme humaine. Elle paraît gémir et respirer par des failles qui Maher s'affaire à consolider. Le soleil la fait sécher et la sculpture doit être entretenue avec soin. Le travail à la briqueterie est ponctué par les visites du patron qui distribue la paye et ne traite pas tous les ouvriers selon leurs espérances.
Tout en élaborant sa créature, Maher souffre d'une blessure au côté, qui fait écho aux lézardes de sa construction. Il part en ville se faire soigner par une infirmière puis reprend obstinément son travail au désert. Mais un orage violent compromet la sculpture de Maher. Sa nature pulvérise la déception, la douleur, au-delà des éléments et de l'aspiration à s'élever, sans cesse remise en question. Parallèlement, des cadavres flottent près du barrage où l'eau s'écoule toujours avec force.

"Ce barrage est aussi un projet destructeur, qui a entrainé l'expulsion violente de ceux qui habitaient à proximité, les Manasir, et qui matérialise la brutalité de la dictature d'Omar el-Bechir, le maître du Soudan de 1989 à 2019", pointe Ali Cherri. "C'est également un ouvrage catastrophique en termes d'environnement." A côté, les ouvriers font des briques avec les mêmes techniques qu'au temps des Pharaons, tandis que le pays bascule avec les révoltes, le départ d'Omar el-Bechir, la reprise de l'armée. "Les travailleurs de la briqueterie sont au courant de ce qui se passe, ils suivent les événements à la radio et à la télévision, mais ils n'y participent pas. Ils se vivent comme en marge du monde", observe le réalisateur. "Ils ont largement intériorisé un sentiment d'impuissance politique."
Ces questions liées au travail, à l'eau, profondément ancrées dans le projet du film, affleurent juste dans Le Barrage. Ali Cherri privilégie l'esprit des lieux, chargé de strates d'Histoire, le Gebel Barkal, une région où on pratique l'afro-soufisme. "Un mélange de rituels musulmans et animistes qui a été violement réprimée par le pouvoir islamiste d'el-Bechir", explique le cinéaste. "Le soufisme, et encore plus cette variante, considère que tout ce qui existe est l'œuvre de Dieu, et est donc sacré : la montagne, les humains, l'eau, les arbres, les animaux…"

Ces considérations spirituelles irriguent les gestes patients de Maher lorsqu'il construit sa créature. La croyance que le mélange de terre et d'eau peut créer la vie, puisée dans des légendes diverses dont celle du Golem, semble animer la créature qui prend forme sous ses doigts. "Construction que je n'ai pas voulu définir de manière trop précise, mais qui concrétise cette idée", indique Ali Cherri. En résonance aux failles de sa sculpture qu'il traite, Maher éprouve aussi une plaie ouverte. "J'ai toujours perçu la blessure comme un lieu de passage entre l'intérieur et l'extérieur, de circulation entre le corps et le monde", confie le réalisateur, filmant la chair et la terre avec le même soin, y puisant une force plastique efficace.
Son acteur, Maher El Khair, massif, racé, au regard perçant, est mutique pendant presque tout le film. Son expressivité repose sur son engagement progressif et total dans le projet de Ali Cherri qui a concrètement bâti le film avec lui. Une équipe de Soudanais, recrutés sur place, appuie la démarche du cinéaste, venu explorer la région comme un artiste visuel en 2017. Lorsqu'il revient tourner en 2019, le pouvoir est confisqué par l'armée, et tout s'interrompt. Le film reprend après la pandémie pendant laquelle Ali Cherri peaufine son scénario, et s'accomplit en 2021, comme une œuvre de cinéma. "C'est sur place, au fil des rencontres et avec des lieux, que j'ai éprouvé le besoin de mobiliser les ressources du langage cinématographique", confirme le réalisateur qui réunit une coproduction française avec le Soudan, le Liban, l'Allemagne, la Serbie et le Qatar pour finaliser Le Barrage.

Le style visuel et le rythme lent, posé, développé par Ali Cherri apparente sa fiction à une œuvre plastique. Avec ses longs plans, ses cadres solidement composés par l'opérateur Bassem Fayad, il propose des scènes de prime abord mystérieuses, des bribes de mots, de sons poussés, dans la nature qui domine le sujet. Son style visuel suggestif, permet à Ali Cherri de laisser percer en filigrane, la cruauté qui environne les êtres, et les éléments.
"J'essaie de rendre perceptible comment les violences vécues sont présentes dans les corps et dans les paysages, au-delà des traces explicites, des ruines, des blessures, des cicatrices apparentes", commente le cinéaste qui amplifie sa démarche avec Le Barrage. Tentant d'évoquer et de transmettre une violence devenue impalpable, il investit ce qui est hors du sensible, proposant une expérience de cinéma sensorielle à dépasser. Un voyage hypnotique, poétique, allégorique, pour écouter le coeur de la matière vivante, ses strates de vies, de douleurs, de palpitations répétées, de persistances de formes.

Vu par Michel AMARGER (Afrimages / Médias France), pour Africiné Magazine

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