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Tlamess - Sortilège
Faire muter le cinéma tunisien
critique
rédigé par Michel Amarger
publié le 18/02/2020
Michel Amarger est rédacteur à Africiné Magazine
Michel Amarger est rédacteur à Africiné Magazine
Scène du film
Scène du film
Scène du film, avec Souhir Ben Amara
Scène du film, avec Souhir Ben Amara

LM Fiction de Ala Eddine Slim, Tunisie / France, 2019
Sortie France : 19 février 2020


L'expérimentation des pouvoirs du cinéma monte d'un cran en Tunisie avec Tlamess de Ala Eddine Slim, dévoilé à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes 2019, diffusé en France sous le nom Sortilège. Le sens du titre qui signifie en arabe, "jeter un sort", annonce la couleur et la gamme hypnotique de cinéma que joue Ala Eddine Slim.
Formé à l'Institut Supérieur des Arts multimédia de La Manouba (ISAMM), enrichi par un stage d'été à la Fémis de Paris, il se fait remarquer en participant au film collectif Babylon, 2012, avant de s'imposer sur la scène internationale avec The Last of Us, 2016, étrange parcours initiatique d'un migrant qui s'immerge progressivement dans la forêt.





Tlamess est un diptyque, articulé autour de la présence de S. C'est un soldat en poste dans le désert tunisien, dubitatif sur la manière dont le terrorisme est récupéré par l'État pour renforcer son pouvoir. Son lieutenant lui apprend que sa mère est morte et lui accorde une permission d'une semaine. S. en profite pour brûler son attirail militaire et déserter. Il est poursuivi par l'armée et s'échappe dans le dédale d'un quartier populaire puis des routes de plus en plus excentrées, tout en laissant pousser sa barbe. Un long plan-séquence le suit jusqu'en forêt.
Puis le récit se fixe sur F, une femme aisée qui vit dans une grande maison près des bois. Elle est enceinte mais ne le dit pas à son mari, pris par ses affaires. Elle part et s'enfonce dans la forêt où elle s'égare. S qui y vit en ermite, la recueille et l'enferme dans une sorte de vaste citerne où il réside. Leur communication se fait sans paroles, par les regards. S surveille la grossesse de F dont il devient le protecteur. Elle accouche, laissant l'enfant à S qui le couve tandis que le mari de F la recherche.

Les deux actes de Tlamess sont marqués par une différence de style entre le premier, cadré comme un thriller haletant, énigmatique, et la deuxième où le rythme se fige pour figurer des scènes symboliques. Le passage entre le monde social et la nature où se fond S, "c'est le chemin par lequel il va muter", indique le réalisateur, soulignant la rupture avec une musique stridente pour "amener le spectateur à un certain sentiment, à la mutation très lente et très fatigante de ce personnage".
La forêt est parsemée de symboles dont une sorte de monolithe qui rappelle celui de 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. "C'est une référence directe, consciente et assumée", souligne Ala Eddine Slim pour qui le cinéaste américain est un maître. "Il y a plusieurs références à Kubrick, par exemple la scène où un soldat se suicide est inspirée de Full Metal Jacket." Et ici le bloc paraît renvoyer le héros à son animalité. "C'est près du mur que le serpent apparaît qui est pour moi le personnage essentiel du film", révèle le réalisateur qui multiplie les signes étranges, menaçants autour du couple mutique.

"Je fais depuis 12 ans des films sans dialogues, mes personnages ne parlent pas", souligne Ala Eddine Slim, ce qui les pousse à échanger les yeux dans les yeux. Une manière de prendre le contrepied de la société actuelle comme l'affirme le cinéaste : "En Tunisie, on dit qu'après le 14 janvier, ce qu'on appelle la révolution, il y a eu la libération de la parole. Moi je pense que ce n'est pas vrai. Je préfère aller dans l'autre sens et essayer de trouver d'autres méthodes de communication."
Cette observation justifie la remise en question de la représentation de l'homme dans le monde arabe. Alors Ala Eddine Slim compose une fiction exigeante dont le scénario de base a été écrit en 15 jours, tournée en deux mois dans l'hiver 2018. L'apport du chef opérateur, Amine Messadi, permet de cadrer des images soignées, changeantes au gré des transformations des personnages : S, joué par le musicien et poète égyptien Abdullah Miniawy, F, interprétée par l'actrice tunisienne bien connue, Souhir Ben Amara, et la participation de l'acteur cinéaste algérien Khaled Benaïssa.

Le montage est assuré par l'auteur qui a cofondé la société Exit productions, en 2005, pour tourner en indépendant. Mais Tlamess est une coproduction avec la France, financée par le Centre National du Cinéma et de l'image tunisien, le Ministère de la Culture plus des partenaires privés en Tunisie et en France. "Je me considère comme un parasite dans le cinéma", relève pourtant le réalisateur.
Il livre un film composite avec ellipses, fulgurances, allusions au pouvoir, l'armée, puis des allégories. Il cultive la suggestion, les signes, parfois en forçant le trait avec le mur, le serpent, l'allaitement, explorant la plastique du cinéma pour questionner le devenir de l'homme, la précarité du vivant en évolution. "Ce qui m'intéresse est de poster des images et des sons qui laissent le spectateur réfléchir, penser et vivre avec le film après la projection", lance Ala Eddine Slim tel un sorcier du 7ème art.

Vu par Michel AMARGER
(Afrimages / Médias France)
pour Africiné Magazine

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