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Le Festival International du Documentaire d'Amsterdam (19-30 novembre 2014)
Des détours et des raccourcis
critique
rédigé par Hassouna Mansouri
publié le 06/12/2014
Hassouna Mansouri (Africiné)
Hassouna Mansouri (Africiné)
Hubert Sauper, réalisateur autrichien
Hubert Sauper, réalisateur autrichien
Letter to Jane
Letter to Jane
We come as friends
We come as friends
We come as friends
We come as friends
Jeune soudanais, dans Entente cordiale (We come as friends)
Jeune soudanais, dans Entente cordiale (We come as friends)
Scène du film
Scène du film
 Entente cordiale
Entente cordiale
 Entente cordiale
Entente cordiale
 Entente cordiale
Entente cordiale
 Entente cordiale
Entente cordiale
 Entente cordiale
Entente cordiale
 Entente cordiale
Entente cordiale
We-Come-as-Friends
We-Come-as-Friends
We-Come-as-Friends
We-Come-as-Friends
We Come as Friends
We Come as Friends

Si le festival international du documentaire d'Amsterdam est important c'est que chacune de ses éditions est une occasion pour développer la réflexion sur le genre et sur le cinéma d'une façon plus générale. La 27ème édition qui s'est tenue du 19 du 29 novembre aura été pour moi une occasion de vérifier une distinction très importante entre deux postures en face du réel : d'une part une représentation par détour ; de l'autre par raccourci.

L'idée que le documentaire doit re-présenter ou donner à voir le réel est caduque. Comme les toutes expressions artistiques, le documentaire est une manière de réfléchir sur le monde, de poser des questions, d'interroger l'existence et de s'interroger sur soi-même et sur la distance que l'on peut prendre par rapport à l'objet. Cette idée a envahi ma pensée comme un tsunami, balayant presque toute autre manière de concevoir le rapport du cinéma au monde. Elle m'a renvoyé à la lettre écrite par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin (Groupe Dziga Vertov, distribué par Gaumont) à Jane Fonda en 1972. La force et la pertinence du propos sont désarmantes. Cet essai de 51 minutes est un texte-harangue ininterrompu et une image comme un centre de constellation d'autres images. Comme si le film était construit autour "d'éléments élémentaires" de la pensée. C'est une somme esthétique et philosophique sur le cinéma ainsi que sur le sérieux avec lequel l'image au sens le plus large doit être prise en considération, contrairement à l'utilisation de la photo de Jane au Vietnam par les medias d'alors.
Lettre to Jane (ou Letter to Jane: An Investigation About a Still) est un détour par le détour. Pourquoi Jane Fonda et pourquoi cette photo en particulier? Parce que Jane est une icône du septième art, et plus précisément du cinéma hollywoodien. Ceci étant mis en corrélation avec l'utilisation que fait le journal L'Express (Paris) de la photo de la star rendant visite à Hanoi pour soutenir la révolution des Viêt-Congs, fait du texte de Godard et Gorin un cri de contestation de la démarche par raccourcis qui est celle des médias présentant naïvement, voire malicieusement, la photo de Jane comme un scoop.

Letter to Jane, Godard/Gorin, 1972 (anglais sous-titré en portugais) from Ici et Ailleurs on Vimeo.



Partant de deux éléments visuels de la photo, en l'occurrence la composition du cadre et l'angle de prise de vue, le film repose les questions autrement, ou plutôt pose des questions autres.
Godard et Gorin contestent deux éléments élémentaires dans la photo : la centralité de Jane et la rectitude du regard. A partir de là, il procède à une mise à nu du vicieux processus de la simplification des rapports. Alors que le texte accompagnant la photo mettait en exergue la présence de la star comme un fait sensationnel, l'auteur de Tout va bien déplace le regard vers le vrai centre, au sens purement géométrique de la photo ; là se dresse un Viêt-Cong regardant vers la camera et observant la scène du côté opposé au regardant. Ce faisant, il rappelle la vraie question, celle du combat du Vietnam qui, dans la logique de l'hebdomadaire français, restait à l'arrière-plan, un fait secondaire.
Le deuxième élément élémentaire mobilisé par le film est la contre plongée qui glorifie Jane et vide la question de la guerre de tout son sens. L'exploitation de la photo avec cet angle est une faute de syntaxe outre une ignorance de l'histoire de l'art et de la pensée. De ce fait elle est une insulte à l'intelligence. Le personnage filmé en contre plongée remplit l'écran et fait ombre à tout ce qui n'est pas lui. Or, l'idée de Jane en allant à Hanoi, était de témoigner et de rendre visible le combat des Viêt-Congs. Et c'est là l'occasion pour Godard de poser la question du cinéma sous le poids du star-système dans lequel l'acteur ou l'actrice devient plus important(e) que le cinéma lui-même. Encore un raccourci que l'essayiste déconstruit au moyen de détours par l'histoire du cinéma remontant jusqu'à Orson Welles et le concept de la profondeur du champ.

Ainsi, le film projeté lors de cette édition d'IDFA - parce que ce genre de film ne vieillit pas - est un rappel de ce qui serait l'essence du cinéma comme démarche authentique d'interrogation sur le monde. A ce titre, le parcours d'Hubert Sauper mérite le détour. La projection de son Kisangani Diary dans la même séance avec Lettre to Jane faisait un drôle d'effet de contraste et donnait à voir ce que la différence entre le détour et le raccourci pourrait signifier. Le souci de l'Autrichien était alors, en 1997, de montrer l'horreur. Il l'a bien fait comme il le fera plus tard avec Darwin's Nightmare (Le Cauchemar de Darwin). Mais ces deux films restent de l'ordre du raccourci.



Avec son nouveau documentaire sur le Sud Soudan, Sauper prend de l'envol au sens premier comme au figuré. Le projet fou d'atteindre cette contrée en détresse et coupée du monde au plein sens du terme, n'est pas seulement une prouesse logistique (un avion bricolé). L'auteur de We come as friends a saisi la leçon, par choix ou par nécessité. Il témoigne d'une évolution certaine en termes de cinéma. Les images qu'il donne à voir de la vie (et de la mort) dans ce pays qui navigue à vue, n'ont de sens qu'à travers l'outil qui a permis de les prendre : un petit avion blanc à l'instar des véhicules onusiens acheminant le personnel et l'aide destinés au secours des sinistrés et à la re/construction d'un pays qui est le produit d'une volonté malicieuse indéfinissable.

De fait, ce mécanisme produit deux plis supplémentaires à la lecture par raccourci du film. D'abord, il y a toute l'allusion cynique à la philosophie de l'aide internationale dont la suspicion est tout de suite mise en lumière. Ensuite, il via un effet d'autodérision qui est très profond et original, Sauper installe le propos du film dans la diachronie et permet de poser les questions qui ont trait non pas au moment comme étant isolé mais comme un point d'une continuité historique implacable qui a choisi de se mettre aux côtés des plus forts et où les damnés de la terre n'ont aucune place sinon celle de la complainte. L'autodérision est une manière pour Sauper de rappeler que l'injustice qui régit l'ordre mondial est un système qui se régénère sous des formes différentes mais que sa bêtise et ses effets néfastes restent les mêmes.

Ainsi si le film de Godard est un essai au sens philosophique sur le rapport du cinéma au monde, les deux films d'Hubert Sauper en sont l'illustration. Ce que Godard a pensé en 1972 trouve encore écho dans le travail de cinéastes comme Sauper qui s'inscrivent dans le sillage d'une manière de penser le cinéma et le monde. La force d'un festival est de servir de scène où ceci et cela peuvent être re/découverts, en tout cas d'être le lieu où les raccourcis n'ont que peu de place parce qu'ils en ont tellement ailleurs. Dans ce sens IDFA est un espace de résistance contre la culture moyenne et même contre la médiocrité ambiante.

par Hassouna Mansouri
Depuis Le Sud / Vanuit het Zuiden

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