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Poétique du hors champ
L'Enfant endormi, de Yasmine Kassari (Maroc)
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 19/06/2005

On connaissait Yasmine Kassari pour son documentaire sur la vie des immigrés arrivés clandestinement en Europe. Quand pleurent les hommes se présente d'emblée comme une enquête au sein de ce que Tahar Benjelloun avait appelé la plus haute des solitudes où la misère matérielle se doublait de la misère affective et sentimentale. Ce sont des portraits d'hommes arrachés à leur pays, à leur environnement et qui racontent comment ils ont traversé le Détroit au péril de leur vie. Comment surtout ils vivent la désillusion. Parfois, notamment lors de la dernière partie du documentaire, ces récits pathétiques revêtent une dimension hallucinante quand la narration se développe en effet dans un sens fantasmagorique faisant de la mer non plus une frontière et un obstacle naturel mais un protagoniste de nature épique, tel un monstre de la mythologie se livrant à un échange inégal où la mort est souvent la séquence ultime.

Les hommes pleurent quand ils sont partagés ; une part d'eux-mêmes est absente. Comme une suite à ce scénario implacable L'Enfant endormi, long métrage maroco-belge qui s'inscrit dans un registre de la fiction, du moins dans une approche dictée par la classification institutionnelle. Il se laisse voir comme un retour d'écho, comme un contre-champ du documentaire Quand les hommes pleurent. A double titre.

D'abord, dans le jeu de la fiction et du documentaire puisque le film prolonge ce débat dans sa construction même : toute velléité de mise en scène dans L'enfant endormi est vite neutralisée par une irruption du réel dans la temporalité, le jeu des acteurs, le recours au parler quotidien des gens, l'amazigh en particulier.

Contre-champ à un niveau dramaturgique, ensuite, puisque aux femmes absentes dans le film documentaire répond ici l'absence des hommes. Ils sont les fantômes du hors champ qui hantent le rituel social, les échanges et le corps. Le corps de la femme qui dit cette absence dans sa rhétorique propre à travers les silences de Zineb ; les regards hors champ de la mère ; les expressions sublimées du désir physique et érotique illustrées par les crises d'hystérie de Halima. Une tentative (appelons-la de nature médiologique) va essayer de se réapproprier cet hors champ. C'est la magnifique séquence du jeu de la caméra vidéo où cet outil magique vient meubler l'absence physique (du mari, du père ou du fils) par la présence symbolique (son image). Tentative vaine puisqu'elle débouche sur un échec illustré par un très beau plan où on voit Zineb de dos face à un écran de la télévision vide, sans image lui renvoyant sa détresse, sa solitude, sa misère affective et qui vient multiplier, amplifier le vide du champ au double sens du mot : le champ cinématographique et le champ agricole mais aussi comme métaphore du corps de la femme : les trois niveaux d'interprétation du champ souffrent de l'absence masculine.

Ce va-et-vient entre le champ et le hors champ, inutile en somme, se traduit à un niveau cinématographique par la récurrence d'une figure de style filmique, le panoramique horizontal : gauche droite, droite gauche. Le film alterne en effet les plans fixes qui donnent lieu à la mise en place d'une scène courte, très vite suivie d'un panoramique qui neutralise la narration au bénéfice de la description ou plutôt de la monstration. La fiction au bénéfice du réel. L'espace au détriment du temps. Parce que les plans de Kassari sont ceux de l'attente et non de l'action. Un temps féminin comme le décrit Barthes dans Fragment d'un discours amoureux. Un temps immobile ou répétitif. Quand Zineb, avec la complicité de la grand-mère, formidable figure actantielle, la plus sympathique du film, chargée d'émotion, d'humanité et de lucidité (le plus aveugle des personnages n'est pas celui que l'on pense) brave l'interdit et va à la ville la plus proche, prendre une photo, l'envoie à son mari dans l'espoir de faire bouger les choses et donc le récit. Mais la réponse du mari tombe rapidement comme un couperet : il ne fallait pas partir à la ville. Une injonction qui s'adresse aussi à la caméra. Le récit filmique au risque de se répéter doit s'arrêter.

On ne peut alors qu'envoyer le générique de fin. Reste dans le hors champ comme un souvenir indélébile d'une figure de la rébellion, Halima (magnifique Rachida Brakni) ; celle qui a imité les hommes dans un geste que le film rend bien dans son ambiguïté, partir.

Mohammed Bakrim
Président de l'association Aflam des critiques et journalistes de cinéma (Maroc) ; Vice président de la Fédération africaine de la critique cinématographique

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