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Karé karé svako, un conte actuel
KARE KARE SVAKO, de Tsitsi DANGAREMBGA
critique
rédigé par Mohamed Nasser Sardi
publié le 12/07/2006

KARE KARE SVAKO (Mother's day / La Fête des mères) - réalisé par / directed by Tsitsi DANGAREMBGA - Zimbabwe - 2004 - 30 minutes - color - 35 mm & video - Dolby SR - Fiction - Musical drama -

Un très gros plan de doigts prenant de la nourriture remplit l'écran pour laisser apparaître une mère dans son rôle naturel : nourrir son enfant. Très vite, nous allons savoir que cette nourriture est quasi inexistante et que même le lait de la mère s'est tari. Le mari est là, debout, posant des questions comme s'il ignorait ce qui se passe, donnant des ordres en maître… L'enfant pleure de faim. Les visages, sans sourires, sont desséchés ; les regards, hagards, semblent résignés.
C'est dans cette atmosphère que la mère – offrant à ses enfants le peu qu'elle a glané comme nourriture, revendiquée d'ailleurs par un père odieux – commence à nous relater un conte. Seule ironie du film, la mère commence son histoire par "karé karé svako", ce que veut dire : "il y a longtemps"… Un antan qui se mélange avec l'actuel puisque, dès cet instant, on n'arrive plus à démêler le conte, de l'histoire de cette famille. Cette superposition d'un conte filmé à un vécu narré favorise une lecture, plutôt politique, de ce film de 30 minutes.
Cette comédie musicale, fantastique sur les bords, nous guide droit vers une approche anthropologique du conte populaire qui, comme l'indique le Docteur Mohamed Jouili dans son livre Anthropologie du conte (1), exprime, par un jeu de métaphores, les rapports de force entre les protagonistes (humains ou animaux) ; donc l'expression d'une réalité socio-politique, qui est, elle-même, la conséquence de rapports économiques précis.
À travers ce conte zimbabwéen, par un jeu de métaphores et par l'utilisation du " noir et blanc ", la réalisatrice Tsitsi Dangaremba nous brosse un tableau sombre de ce qu'est l'Afrique d'aujourd'hui : une terre de désolation qui est en train de mourir à force d'être vidée de sa sève.


"Tsitsi Dangaremba nous brosse un tableau
sombre de ce qu'est l'Afrique d'aujourd'hui :
une terre de désolation qui est en train de mourir
à force d'être vidée de sa sève."


Les métaphores, dans ce conte très vite transformé en fable par la présence d'animaux (les fourmis), se structurent en triades :

1- Mère / Afrique / Terre
Cette mère qui se débat pour nourrir ses enfants, n'est-elle pas aussi cette terre qui offre à ses habitants de quoi subsister, même lorsque ces offrandes deviennent rares? N'est-elle pas, encore, par la couleur de sa peau et par sa misère, cette Afrique exploitée jusqu'à l'épuisement (la femme est squelettique), jusqu'au dénuement?
D'ailleurs, à voir la façon dont son mari la traite, comment ne pas penser à la condition de la femme et à celle de la terre, confrontée au manque de respect et à l'ingratitude des hommes?
Ne devinons-nous pas dans les remerciements priés de la femme devant la fourmilière, où elle va puiser de quoi manger, un appel pour le respect de cette terre nourricière ?
Ainsi, Tsitsi Dangaremba nous projette, à partir d'une condition sociale locale, vers une réalité continentale, pour arriver à une actualité universelle.

2- Mari / régent / Maître
Le mari est là, oisif, égoïste et odieux ! Il exige de sa femme de lui trouver de la nourriture ; il va même jusqu'à s'approprier, de force, celle de ses enfants. Et quand les denrées deviennent inexistantes, il ne recule même pas devant l'ultime acte scélérat : tuer sa femme pour se nourrir, tout seul, de sa chair !
Peut on ne pas faire le rapport avec tous ces "hommes au pouvoir" africains qui, au lieu d'être les gérants de leurs pays, se réclament maîtres de ces terres et de ses citoyens ? Peut-on ne pas faire le rapprochement avec tous ces gouvernements qui puisent, jusqu'à l'épuisement, les richesses de leur pays pour leurs propres comptes ? Le fait de filmer le père toujours séparé de ses enfants, alors que la mère semble les protéger, n'est-ce pas une façon de notifier la rupture totale dans la relation dirigeants/citoyens, qui se transforme en une relation maîtres/serviteurs !
Là aussi, la réalisatrice part d'une condition sociale (la société patriarcale), pour arriver à une réalité politique africaine contemporaine !

3- Enfants / peuple / prétexte
Seul moment où les enfants émettent un son dans ce film, c'est quand le bébé pleure pour exprimer sa faim ; manifestation innée devant un besoin naturel. Alors que l'attitude pensée des plus âgés, faite d'un silence résigné et de regards mélancoliques, n'est qu'inertie devant une réalité ingrate. Noirs, comme ces peuples d'Afrique, pas seulement noirs ! Noirs, comme un vécu fait de misère et de frustrations ! Ces enfants ne sont que le prétexte qu'utilise le mari pour exiger de sa femme d'aller chercher de la nourriture ou pour l'assassiner ; n'est ce pas aussi au nom du bien de leurs peuples que des gouvernements africains (ou autres) font passer les plus grandes abominations ? Mais comme tous "les prétextes", au moment du partage de la cueillette (le corps de la mère tuée), ils ne sont que spectateurs!
Ainsi, la cinéaste n'épargne ni gouvernants, ni gouvernés. Se positionner en spectateurs passifs, alors qu'on est victimes, ne suscite pas de compassion chez la réalisatrice ; d'ailleurs, à aucun moment du film, elle ne les filme en gros plans individuels ; elle les cadre toujours ensemble (plan américain ou d'ensemble), formant une seule masse, sans aucune influence sur le déroulement des choses, et presque toujours en arrière plan. Dans ce cas encore, Tsitsi Dangaremba part d'un drame humain particulier pour ouvrir son champ sur une réalité plus globale, voire même universelle et intemporelle.

4- Fourmis / Ressources / régénération
Les fourmis, dans cette oeuvre, différent des autres protagonistes. D'abord ce sont des animaux. Ceci transforme ce conte en fable, ce qui accentue l'effet métaphore et implique une morale à toute cette histoire. Ensuite ils n'ont pas de traits, d'où absence d'identité. Ils sont en fait le lien commun à tous les autres : l'appartenance à la terre. Ils sont nourriture (la femme les ramasse) ; ils sont régénérateurs de ce qui a disparu (ils sortent la femme du piége qui l'a tuée) ; et ils sont ceux qui sont toujours là pour célébrer la vie (ils dansent en pré-générique, ainsi qu'à la fin du film). Ils sont aussi l'alter ego "positif" du mari : ce sont des charognards utiles à la vie, (ils sont les éboueurs naturels), alors que l'homme est ce charognard néfaste, destructeur même de la source de la vie !
Tsitsi Dangaremba clôt son film sur une note, qu'elle voulait optimiste, pour insérer un brin d'espoir dans une réalité lugubre. La femme/terre se révolte contre ceux qui l'ont agressée en les faisant disparaître et en reprenant sa place parmi ses enfants. Cette ultime image, n'est-elle pas un hommage à cette Afrique toujours capable, comme le sphinx, de renaître de ses cendres pour donner à ses enfants vigueur et vitalité? C'est peut-être là que réside la morale de cette comédie musicale !!!

Naceur SARDI (Tunisie)

Article publié en mars 2006 dans la Revue Le cinéphile (Tunis), éditée par l'A.T.P.C.C..

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