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Bamako, de Abderrahmane SISSAKO
L'injustice indicible
critique
rédigé par Hassouna Mansouri
publié le 06/07/2006

Il semblerait que désormais une place est réservée à l'Afrique, en dehors de la compétition à Cannes. Après le doyen Sembène avec Moolaadè en 2004 et Delwendé de S. Pierre Yaméogo en 2005 dans la section " Un certain regard ", voici le tour du Mauritanien Abderrahmane Sissako avec son nouveau film Bamako. Depuis Octobre en 1993, ce cinéaste mauritanien a toujours été présent à Cannes dans différentes sections. Seul film d'Afrique noire en sélection officielle cette année, son nouvel opus n'a pas manqué d'attirer l'attention. Devant la salle Debussy où se tenait la projection pour les professionnels, il y avait foule ce mardi 23 mai 2006.

Ce n'est pas la première fois que Sissako est en sélection à cannes. Il est peut-être le plus présent dans ce festival parmi les cinéastes de sa génération. Il est de plus en plus confirmé comme l'un des cinéastes les plus en vue du continent noir. Ceci n'est pas surprenant pour un cinéaste qui continue de développer, avec des pas sûrs, un cinéma personnel mais profondément engagé sur tous les plans. Le cinéma de Sissako (et Bamako vient le confirmer) est celui de la force du propos et de la touche poétique.
Pour le réalisateur d'Octobre, qui vit en Europe, chaque tournage est une manière de réapproprier l'Afrique. On se souvient de La vie sur terre (2000) lorsque Sissako ramène le cinéma (tournage et projection) dans son village natal. Dans Bamako aussi, Sissako revient s'installer pour un moment dans la cour qui l'a vu naître. L'action du film se passe dans la maison de sa famille. Mais nous sommes loin de toute forme de biographie.
Il s'agit en effet de cour dans ce film, mais au sens le plus fort, celui de la cour de justice ; procès est fait aux institutions monétaires internationales par la société civile africaine. Le réalisateur donne la parole à l'Afrique. Une série de témoignages : de celui du simple paysan à celui de l'avocat à ceux des représentants des associations. Tous prennent la parole en tant que témoins du poids des dettes africaines, des politiques internationales de l'aide au continent noire et de la complicité des Africains eux-mêmes.
La parole, le réalisateur la prendra aussi mais d'une autre manière. Il insère dans le corps même du film un autre film de western interprété par une élite d'artistes célèbres comme Danny Glover, Elia Souleymane… Reprenant les clichés du genre dans une parodie enjouée, Sissako dénonce un autre mal : celui de l'atteinte à la culture et celui de la corruption des élites africaines ou peut-être leur impuissance face à cette machine qui les broie et les écrase.
Au même moment, la vie continue son cours tout autour de la scène centrale du procès. Toutes les formes de la vie quotidienne sont là. Des hommes se font un thé au coin de la maison. Des femmes vaquent à leurs occupations de tous les jours ; le teinturier travaille le tissu. L'une des habitantes de la maison fait sa toilette. Un couple, Chaka et Melé, se désagrège sous le poids du chômage. Le procès, lui, suit son déroulement, alors que les traces du crime se font voir à tous les coins de cette grande maison conçue à l'image de l'Afrique : généreuse dans sa pauvreté.
Mais, au-delà de l'accusation, de la dénonciation du mal, Sissako fait d'abord un film. Il n'est pas dans les lamentations misérabilistes. Conscient du mal de son continent, il n'en fait pas pour autant un fond de commerce. Les discours des témoins sont proférés avec une grande dignité. Plus encore, la grandeur de l'âme africaine se laisse voir dans l'attitude presque d'ignorance de la population de ce qui se passe. Le procès est au centre du film mais il n'en est pas l'essentiel. L'essentiel c'est la vie qui va...
Le refus de l'écoute n'est pas montré comme un rejet de la cause, loin de là. Il s'agit plutôt de montrer que ce que disent les témoins n'est pas une révélation. Personne ne prête vraiment attention à ce qui se dit. Un jeune débranche même le haut-parleur, non pas par révolte, mais par un léger désagrément. L'Afrique est désabusée des discours rabâchés. Le combat étant vain, tellement la cause est juste, il n'y a pas de besoin réel de le crier.
Il n'y a même pas besoin de chercher à faire entendre sa voix. Le réalisateur est comme ce paysan qui refuse jusqu'aux règles élémentaires du déroulement du procès. Il refuse de se remettre aux ordres du président de la cour, d'attendre son tour pour prendre la parole. À la fin, le paysan se résignera ; mais lorsqu'il reviendra plus tard, son discours sera encore plus révolté, non pas par son contenu, mais par le ton dont il parlera. Le paysan parle en bamanan et Sissako choisit de ne pas sous-titrer cette intervention faite dans la langue la plus parlée au Mali (appelée aussi " bambara ") Ce n'est qu'après-coup que l'une des témoins en fera un résumé. Face à l'absurdité de l'injustice, l'Afrique ne peut que se barricader dans sa sagesse et sa grandeur.
Autant les discours des intervenants dans le procès sont didactiques et percutants par leur frontalité, autant celui du paysan est fort profond par sa dignité. Avec lui, le film s'élève au niveau de l'universel. Il n'y a plus besoin d'utiliser une langue intelligible. Place au cri simple, un cri de colère mais aussi, peut-être de mépris. Quand la violence atteint sa force la plus extrême, il ne reste à ceux qui la subissent qu'à l'ignorer afin que la douleur ne les empêche de vivre.
C'est dans ce sens que nous pouvons comprendre l'insertion de ces discours dénonciateurs au premier degré. Mis dans le film, ils ne sont pas intéressant en eux-mêmes. Ils ne font que reprendre ce que tout le monde sait. Le fait de les reprendre, donne plus de force au propos cinématographique de Sissako. Le film n'est pas au service de la cause, c'est plutôt le contraire. L'enjeu c'est comment faire un film sur le mal de l'Afrique, comme " espace d'injustice " dirait l'auteur, sans tomber dans le plaidoyer au premier degré, et sans rester limité au pathétique et la plainte larmoyante. C'est peut-être en faisant du cinéma une priorité absolue que Sissako finira par mieux servir l'Afrique.

Hassouna MANSOURI (Tunisie)

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