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Violence déclarée, violence muette
critique
rédigé par Kamel Ben Ouanès
publié le 11/12/2006

Ingrédient rentable dans le cinéma commercial, à côté du sexe, la violence se confine dans une brutalité affectant les corps : corps d'un soldat meurtri dans le champ de bataille, corps d'un simple citoyen agressé par des voyous, corps d'un militant pénalisé par les représentants de l'autorité. Tantôt représentant un élément constituant de l'histoire collective, tantôt soulignant les stigmates d'un destin individuel, la violence est mise pour frapper les sens du spectateur.
Mais la violence n'est pas réduite uniquement à ce qui est visible, à un spectacle offert à des voyeuristes impénitents. Il arrive aussi que la violence soit muette, ronge douloureusement la conscience intime des gens, par d'autres moyens que la force physique, comme par la terreur de la menace et par le règne de la peur.

Dans le cinéma tunisien, la vocation strictement commerciale étant exclue, les scènes de violence qui ponctuent quelques films tunisiens semblent puiser leur légitimité dans les conditions sociales et historiques des personnages. C'est donc cet ancrage social et historique qui focalise l'intérêt du cinéaste et le conduit à définir les modalités de la représentation de la violence.
En effet, dans les années 70, du temps d'un certain militantisme ambiant, la violence était perçue comme la conséquence d'un décalage entre les rêves ou les aspirations du personnage et l'environnement socio-historique qui lui est hostile. Dans Les Ambassadeurs de Naceur Ktari, les émigrés maghrébins en France étaient souvent victimes d'actes d'agression de la part de quelques éléments racistes. Ces actes sont filmés avec beaucoup de réalisme, sans effets de stylisation, car ici la violence n'est pas une affaire d'héroïsme ou de bravoure, mais met aux prises un agresseur et un agressé qui sont tous les deux, voisins, simples ouvriers, victimes du même système économique capitaliste.
Dans Sejnane de Abdellatif Ben Ammar, l'engagement du jeune syndicaliste dans la lutte de libération l'expose à deux formes de violence. L'une est déclarée : les forces coloniales répriment les manifestants. L'autre est muette : la marginalité économique et/ou affective des ouvriers exploités par leur patrons. À cette double violence, il y a une double résistance. A. Ben Ammar traduit cela par un dispositif formel : le montage parallèle. Dans ce sens, la dernière partie du film alterne les scènes d'affrontement des syndicalistes avec les forces coloniales et la cérémonie de mariage dont l'élément récurrent est ces inserts sur la bouche des femmes invitées, en train d'avaler, avec une avidité quasi bestiale, les gâteaux qu'on leur offrait. Les deux scènes, pourtant antithétiques considérées séparément, se font écho et s'éclairent mutuellement par une sorte de montage d'attractions : les forces coloniales qui tuent les syndicalistes sont équivalentes à la bourgeoisie représentée par ces femmes enlaidies par leur embonpoint et leur convoitise dévorante.
Dans les années 80, le cinéma tunisien est interpellé plus que jamais par la problématique de la mémoire. Celle-ci est décryptée, par certains cinéastes, moins pour chanter la nostalgie du passé que pour procéder à un règlement de compte avec les affres d'un souvenir d'autant plus douloureux qu'il est lié à une agression, un viol ou une castration. Le meilleur représentant de cette tendance est Nouri Bouzid dont les deux premiers films (en l'occurrence L'Homme de Cendres et Les Sabots en or) s'articulent autour d'un souvenir fondateur de la violence. En effet, dans le premier film, le viol dont fut victime le personnage du jeune menuisier apprenti l'obsédera toute sa vie. Cette violence intériorisée et silencieuse a fait de lui un être flegmatique, effacé et taciturne. Le film daigne de montrer la violence en termes crus, et se contente de la suggérer, d'en faire quelques allusions et s'appliquer surtout à la contenir comme un élément honteux qu'il est interdit d'exhiber. Cependant, quand cette violence intérieure et muette devient insoutenable, le film bascule alors dans des scènes d'une brutalité féroce, comme en témoigne la scène où pour exprimer le vif souvenir douloureux qui le ronge, le personnage fait subir à un chat un supplice mortel en le tenant par la queue et en le tournoyant dans un mouvement de plus en plus accéléré, vertigineux et atroce. Ou encore, la scène où le jeune menuisier finit par prendre sa revanche contre son violeur, s'attaque à son patron et lui assène un fatal coup de couteau.
Dans le deuxième film, la torture essuyée par le militant politique l'a rendu un homme fatigué, mutilé, castré et sans aucune prise sur sa réalité. Il apparaît aussi absent et inutile que le cheval que son frère cadet, gagné par le fondamentalisme, s'apprête à sacrifier, parce qu'il est devenu à ses yeux impotent. La scène de la torture (coupée dans la version autorisée en Tunisie), d'une violence inouïe, et celle de la mise à mort du cheval apparaissent comme les deux versants d'une même vérité : le héros fatigué, devenu un fardeau indésirable, est un homme à abattre.

Dans l'univers de Nouri Bouzid, le rapport de l'individu avec la société est toujours empreint de violence et de cruauté. Représentée par le père, le patron ou l'autorité, la société n'accepte par la rébellion de l'individu. Ce dernier aussi ne peut souffrir le poids aliénant de la société. Cependant, cet antagonisme prend une dimension particulière chez N. Bouzid : autant la société est sans cesse gagnée par une fébrilité sécuritaire, autant l'individu est habité par un instinct quasi suicidaire. D'où le schéma fatal que prend la trajectoire du destin du personnage, comme en témoigne le dernier opus de Bouzid, Making of. Dans un nouveau contexte socio-politique marqué par le libéralisme sauvage et l'émergence de mouvements intégristes, la violence se dessine, au début de ce nouveau millénaire, comme une composante incontournable dans le paysage quotidien. Dans le milieu public, comme dans l'espace privé, la tension est permanente. La police, omniprésente, investit les coins et les recoins de la ville. Une menace grandissante et indicible point à l'horizon. Une peur réelle gagne les cœurs. Les scènes de délinquance pullulent. L'irruption de la police est également instantanée. Si bien que la violence physique s'étend aussi à la conscience intime et intérieure des personnages. Pas seulement ! la violence de la peur gagne aussi l'équipe du tournage du film, et au premier chef le réalisateur et son personnage principal. La fiction et la réalité se rejoignent. Le comédien, conduit à camper un rôle qui risque de lui causer des ennuis à la sortie du film, fait part de son angoisse à son réalisateur Nouri Bouzid. Ce dernier, conscient du danger qu'il pense courir lui aussi, essaie, par le biais de longues apparitions dans la matière même de son film, d'expliquer et de s'expliquer sur ses intentions, sur ses incertitudes et surtout sur sa peur face aux soubresauts qui pèsent lourdement sur la société. Dans ce sens, N. Bouzid pose une question grave, qui est une interrogation sur la légitimité même de l'acte de filmer : le cinéma serait-il perçu par certains éléments comme un acte de violence qui régénérait à son tour une réaction violente ?
Dans Making of, la violence muette cesse de l'être. Elle est clairement nommée, affirmée, avouée, si bien qu'elle s'impose enfin comme le sujet principal du film.

Kamel Ben Ouanès
critique tunisien

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