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Violence protéiforme
Bled number one, de Rabah Ameur-Zaïmeche (Algérie)
critique
rédigé par Kamel Ben Ouanès
publié le 03/09/2007
Kamel Ben Ouanès (Africiné)
Kamel Ben Ouanès (Africiné)
Rabah Ameur-Zaïmèche, réalisateur
Rabah Ameur-Zaïmèche, réalisateur

Les premiers plans laissent supposer que le film est un documentaire sur une belle région gorgée du soleil méditerranéen et caressée par la suave brise du littoral. Visité par Kamel, un jeune maghrébin qui vient de retrouver le bercail après avoir été expulsé de France à sa sortie de prison, le village a tous les traits d'un foyer chaleureux pour les cœurs esseulés et blessés par les vicissitudes de la vie, si bien que Bled number one s'apparente à une immersion dans un paradis retrouvé.
Ce parti pris de la mise en scène a pour conséquent de libérer le film des contraintes de la narration. La caméra s'applique à filmer joyeusement les gens, les cafés, les terrasses, les bruits, les paroles, les cigognes et les animaux. Tout baigne dans une douceur ineffable, tant qu'on promène sur les êtres et les choses un regard tendre et détaché.



Ces images ne sont pas trompeuses. La beauté n'est pas une illusion. Mais Kamel, le personnage revenu de terre de l'émigration, doit apprendre à regarder attentivement son environnement, à aller au-delà de la surface des choses, à oser enlever le voile et à percer les composants d'une réalité sans doute complexe. Il s'agit là du premier enseignement à tirer du film de Rabah Ameur-Zaïmeche.
Qu'est-ce que la réalité d'une communauté ou d'un pays ? En effet, au-delà des miroitements d'une vie paisible, modeste et chaleureuse, la violence couve en sourdine. Elle est déjà préfigurée par le sacrifice rituel de la bête, à la faveur d'une Zarda. Puis, comme à travers un réseau d'échos, la violence s'établit nettement à partir de la scène où un groupe d'islamistes attrapent Bouzid, un gars du bled, et s'apprêtent à l'égorger. Dans ce sens, la fête rituelle du début se mue en drame historique. Quelque chose de cauchemardesque est en train d'envahir l'écran. La preuve que le village bascule dans le désordre et la terreur. Dès cette scène traumatisante, le dispositif de la mise en scène rompt avec les plans larges et panoramiques et opte pour des plans serrés, pour des cadres rétrécis, balisés et réduits à des foyers séparés les uns des autres.

Cependant, le film ne franchit guère la figuration d'un certain degré de violence, car montrer ce que font les agresseurs, c'est descendre à leur niveau. C'est pourquoi, Bled number one ne fait pas de la violence son sujet principal et choisit plutôt de suggérer son horreur, sans faire la moindre concession au voyeurisme. La raison en est simple : la violence est protéiforme et omniprésente, et ne se réduit pas à l'agression physique et meurtrière, mais investit l'intime et les méandres de la conscience. La violence est donc si partout qu'elle s'exerce contre toute forme de non-conformisme, contre la liberté de la femme et contre toute appétence d'émancipation.

Le film ne s'organise pas autour d'un récit. C'est l'approche documentaire qui tisse les liens ou la cohérence entre les plans et non l'itinéraire ou le destin des personnages. Ces derniers n'existent que dans la mesure où ils traversent l'espace, sillonnent la trajectoire d'un cadre et opèrent des bifurcations où émergent d'autres silhouettes.
Cette approche conduit le cinéaste à garder une distance ou un détachement vis-à-vis de ses personnages et de l'espace qu'il filme. Dans ce sens, la matière filmique ne se plie à aucune des attentes convenues ou à des prévisions narratives, car l'enjeu de la mise en scène est de laisser capter les gestes, les mots, les rapports entre les habitants ou les joueurs de dominos ; comme il laisse capter la nature verdoyante et fleurie, avec une sorte de paresse ou de distance. Et pour cause : la caméra épouse le regard hagard, perdu, voire flegmatique de Kamel. Ce dernier est certes un enfant du pays, mais il est surtout celui qui vient d'ailleurs et porte en lui le stigmate et la honte de son expulsion. L'émigré est aussi un étranger chez lui.

Aussi est-ce pour cette raison que le dispositif du documentaire enlève toute épaisseur psychologique aux personnages. Mieux encore, il appréhende l'espace au gré d'une configuration compartimentée : intérieur/extérieur ; le village/la forêt. Donnons deux exemples : Louisa, fuyant un mari violent, a espéré trouver refuge auprès de sa mère. Mais cette dernière l'a rejetée et l'a contrainte à regagner le foyer conjugal. De même, les islamistes, qui entretiennent la tension dans le village, quittent le milieu urbain pour déployer leur action dans la forêt. Résultat : l'harmonie ou la cohésion chantée au début du film vole en éclat. C'est ainsi que la maison paternelle apparaît comme une cellule gérée par des tortionnaires, alors que la forêt est investie par la loi de la jungle. Personne n'est plus à sa place. La violence secrète la loi implacable du déplacement (fuite, rejet, expulsion, etc.) Une ligne frontière sépare les êtres et les espaces. Mieux encore, elle crée une sorte de hiatus entre les plans et les réduit à des morceaux d'un puzzle défait. D'où l'importance du hors champ dans ce film.

Le Bled ou le village apparaît ainsi comme un pays à multiples visages, à diverses tonalités. A chaque coin de son espace sa logique, sa culture, ses valeurs spécifiques. Toutefois, Rabah Ameur-Zaïmeche ne cède nullement à une simple vision manichéenne. Il sait que la réalité est beaucoup complexe qu'on le croit. Et pour preuve : chaque espace, séparé des autres, nourrit une forme de violence. Dans ce sens, à la violence intégriste fait écho la loi traditionnelle, impitoyable aux femmes.
Quand Louisa apparaît, telle une irruption inopinée dans la trame, le film opère un changement de ton et de trajectoire. Non seulement parce que ce personnage s'insurge contre sa condition et déploie une action de résistance, mais aussi, parce que le monde des hommes du début du film cède la place à l'univers des femmes. Là, le réalisme que présuppose l'approche documentaire est bousculé par l'émergence d'une vision poétique, comme en témoigne la scène de l'épave d'un bateau gagnée par la rouille. Dans un plan large, admirablement composé, Louisa et Kamel, tous deux désadaptés et aux prises avec le mal de vivre, parce qu'ils ne sont pas à leur place, traversent le champ sur un fond bleu de la mer et rouge ocre de l'épave. Deux éléments qui résument le drame de leur destin : toute tentation de partir, de quitter le bercail et de naviguer vers un ailleurs apparaît, à leurs yeux, désespérément impossible. L'épave du bateau est la preuve qu'ils sont parmi les victimes d'un fatal naufrage. Aussi est-ce pour cette raison que Louisa sombre dans la folie et Kamel se cantonne dans un irréductible mutisme. Dans Bled, le dialogue est réduit à une proportion saugrenue. La parole ne répond plus à sa fonction élémentaire de communication. Aussi est-ce pour cette raison que dans cette partie du film, les personnages sont filmés comme isolés ou séparés les uns des autres, confinés dans une profonde solitude et réduits à des silhouettes amorphes.

Comment sortir, se délivrer de cet enfer ? Louisa a un projet : se suicider. Elle a aussi un désir : chanter du jazz. Chanter ou mourir. Voilà le dilemme auquel elle est confrontée. Et c'est au bout d'une tentation de suicide que Louisa, conduite à un asile de fous, trouve l'opportunité de chanter, de faire valoir sa belle voix et d'affirmer ainsi son être.
Rabah Ameur-Zaïmeche a construit son film, non selon un schéma tracé à l'avance, mais plutôt telle une recherche tâtonnante de sa propre matière et de la quête de sa configuration formelle, car au cœur de ce film une question lancinante : comment dire (ou montrer) la réalité de l'Algérie d'aujourd'hui ? Ou plus précisément, comment construire un discours filmique à partir de la conscience d'un émigré qui est certes concerné par ce qui s'y passe, mais qui ne se trouvait pas directement aux prises avec les contingences immédiates qui façonnent la réalité de son pays d'origine ? Pour Rabah Ameur-Zaïmeche, la réponse prend l'allure d'une quête qui puise sa matière aussi bien dans le réalisme que dans l'onirisme ou encore dans une vision poétique.
Bled number one est un film à la fois sombre et ensoleillé, tragique et optimiste, à l'image de cette musique de Rodolphe Burger qui, assis sur une colline, une guitare à la main et un ampli à ses côtés, chante la nostalgie d'une folie libératrice.

Kamel Ben Ouanès

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