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Casa Negra, de Noureddine Lakhmari
Dramaturgie urbaine
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 19/01/2009
Mohammed Bakrim
Mohammed Bakrim
Nour-Eddine Lakhmari (2006)
Nour-Eddine Lakhmari (2006)
Nour-Eddine Lakhmari (2008)
Nour-Eddine Lakhmari (2008)
Storyboard de Naoufal Lhafi
Storyboard de Naoufal Lhafi
Storyboard de Naoufal Lhafi
Storyboard de Naoufal Lhafi
Storyboard de Naoufal Lhafi
Storyboard de Naoufal Lhafi
Storyboard de Naoufal Lhafi
Storyboard de Naoufal Lhafi
Le Regard (Blikett), de Nour-Eddine Lakhmari, 2004
Le Regard (Blikett), de Nour-Eddine Lakhmari, 2004
O les jours (Alyam, Alyam), d'Ahmed El Maânouni, 1978
O les jours (Alyam, Alyam), d'Ahmed El Maânouni, 1978

Casa Negra est le deuxième long métrage de Noureddine Lakhmari. Originaire de Safi, la ville, entre autres, de Osfour et de Reggab, il fait partie de la génération des cinéastes de la diaspora (il vit en partie au Norvège) qui ont fait une entrée remarquée au sein du paysage cinématographique local à l'occasion du festival national du film à Tanger en 1995 qui avait officialisé l'ouverture sur les jeunes cinéastes marocains issus de l'émigration. Lakhmari y avait fait sensation notamment avec son film Brèves notes, primé à Tanger… Impressions confirmées avec Dans les griffes de la nuit, et surtout avec Le livreur de journaux. Des courts métrages qui avaient placé la barre très haut et avait posé sur leur auteur une pression, surtout de la part de certains médias enthousiastes dans l'attente de ses films suivants. Le Dernier spectacle, court métrage tourné au Maroc était une sorte de préparation de retour au bercail et de la découverte du système de production marocain.

Un long métrage suivra, Le regard (2004). Film qui a déçu par rapport à l'énorme horizon d'attente instauré avec les courts mais qui néanmoins s'inscrivait en toute logique dans le débat entamé par de nombreux films marocains sur la question de la mémoire. Thématique abordée ici dans une perspective de rapport à l'autre : notre histoire étant constitutive aussi de sa mémoire ; la reconstitution de celle-ci étant une entreprise partagée y compris dans la douleur du souvenir. Mais le film ne correspondait pas encore aux attentes de nombreux spectateurs séduits par les premiers courts.

Tout semble indiquer qu'avec Casa Negra c'est chose faite. Lakhmari a déjà réussi ce premier pari, celui de se réconcilier avec le club de ses fans des années 90. Ils ont retrouvé dans ce deuxième long métrage un rythme, une fougue ainsi qu'un désir de cinéma qui rappellent Brèves notes et Le livreur de journaux. Casa Negra peut en effet être abordé d'abord dans cette perspective, celle de l'évolution d'une carrière en regard avec l'accumulation intervenue, entre temps, dans le champ cinématographique marocain. Et à ce titre, le film est un indicateur éloquent. À l'image de la réception médiatique des premiers courts, le film a généré une sorte d'inflation discursive illustrée par les prix de la presse et de la critique à Tanger. Il y a aussi l'enthousiasme accompagnant la soirée de l'avant première à Casablanca où pas moins de trois salles ont été mobilisées pour une soirée de lancement. Sans oublier un discours d'escorte dont la figure emblématique pourrait être l'intervention du directeur d'un magazine hebdomadaire parlant, à propos de Casa Negra, carrément d'un "tournant" dans le parcours du cinéma marocain, même si l'idée du tournant est toujours à double sens… C'est pour dire que ce film crée déjà un débat. Et il est utile de lui offrir des références théoriques. Car au sein de cette cacophonie médiatique, des aberrations sont souvent véhiculées au détriment de la nature réelle du film.

Le film s'ouvre déjà par un titre programme : Casa Negra. Dans l'imaginaire collectif marocain, il renvoie à l'image de Casablanca, la ville des villes, celle qui a longtemps cristallisé tous les rêves et toutes les illusions. Ville moderne, elle a assuré pendant longtemps une sorte d'ascenseur social pour les couches successives d'immigrés de l'intérieur. Au cinéma, Casablanca a joué la figure d'ancrage de sujet clivé qui quitte un milieu hostile et frustrant pour trouver refuge dans ce qui était appelé intimement "l'bouida" ("la petite blanche"). Je rappelle à ce propos que le premier personnage dramatique du premier film officiel marocain, Vaincre pour vivre (1968) quitte son village natal pour réussir dans le domaine de la chanson à Casablanca… Abdelouahed, le héros "réel" de Ô les jours ne rêve que de Casablanca… une ville-mère/mirage qui se révélera ogresse pour Abika, personnage mythique interprété par Habachi dans Les Cendres du clos, arrivant à Casablanca où il se fait subtiliser portefeuille et âme…

C'est dans cette suite que peut se lire le scénario de Casa Negra… Des jeunes, mais déjà vieux de soucis du film de Lakhmari. La ville n'a plus cette blancheur de l'espoir; elle est devenue "casanegra", "la maison noire". Elle n'est plus cet horizon vers lequel regardent les ambitieux. Elle est cet enfer nocturne que la jeunesse veut déserter pour d'autres cieux qui s'appellent cette fois Malmoe ou le Norvège (clin d'œil du film à la biographie du cinéaste!).

Adil et Karim (magnifique trouvaille du casting) sont les protagonistes d'une dramaturgie urbaine. Ils font partie d'un système qui les intègre et les broie. Mais ils résistent à leur manière, par le rêve ; le rêve de partir vers un ailleurs… un ailleurs géographique pour Adil ou un ailleurs social et sentimental pour l'élégant Karim. Des personnages conformes au schéma narratif dominant du cinéma marocain qui repose sur le paradigme du sujet clivé, en rupture avec son espace et dont le programme consiste à passer d'une exclusion à une intégration. Casa Negra est le récit de cette recherche d'intégration dans l'enfer de la violence urbaine ; violence physique et symbolique. En fait Adil et Karim même s'ils évoluent dans des structures (famille, quartier, réseau…), vont se révéler très vite comme des êtres condamnés à la solitude. Car, enfin de compte, ce sont des romantiques qui s'ignorent ou qui se cachent (l'épisode du cheval renvoyant à celui de la tortue) : ce sont des espèces écrasées par le système. D'un point de vue cinéphilique ce sont des enfants du cinéma de Martin Scorsese (Taxi Driver et After hours) et de Michael Mann (Collateral)… des êtres qui n'arrêtent pas de se mouvoir. Ce n'est pas un hasard si le film s'ouvre sur leur course désespérée… métaphoriquement c'est une course sisyphienne. Une course forcée les conduisant à l'enfermement, à la claustrophobie. Car on n'échappe pas à la ville, à Casanegra : plus on fuit, plus les pièges urbains se referment sur vous…

Le film pourrait-il pour autant être taxé de "réaliste" ; l'affirmer est une aberration théorique. Le film se réclame d'une esthétique aux antipodes du réalisme. C'est une écriture justement qui tente de contourner l'essoufflement du récit réaliste par des emprunts à l'esthétique de la publicité et de la production des images modernes. La ville est filmée comme un faisceau de signes qui mobilisent tous les sens (importance de la bande son), relevant du courant de l'expressionnisme qui fait de la ville non plus un décor mais un actant dynamique avec ses ombres et lumières, ses lignes et ses formes.

Mohammed Bakrim

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