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Inde : un jour à Calcutta
critique
rédigé par Azzedine Mabrouki
publié le 01/02/2011

Fin octobre, je quitte Bombay et les rives de l'Arabian Sea à la fin du festival et je mets un pied sur les bords du Gange. La simple soif d'autres horizons indiens m'amenait dans la torride et pourtant enivrante Calcutta (Kolkata). Au départ, le choc, le scénario pas rose de Calcutta. Les reporters des quotidiens The Statesman et Hindustan Times chaque jour le disent : c'est un capharnaüm. Les interminables embouteillages, les gaz d'échappement, les klaxons d'automobiles, les rumeurs de la foule, les dormeurs pieds-nus sous les arcades devenues des dortoirs, le boucan des générateurs collés aux portes des boutiques quand le courant s'en va. Quand on roule de l'aéroport vers le centre, au milieu d'un trafic congestionné d'autos, bus, camions, on voit les immenses affiches de films collées sur des murs pleins de graffiti en bengali et en anglais, on passe à côté de bâtiments en béton délabrés, on dépasse des vélos pousse-pousse avec des familles assises à l'arrière et des charrettes surchargées de ballots de marchandises, poussées on ne sait comment par des hommes. Et déjà la grande foule de cette cité imprévisible, chaotique, tout en étant vibrante et pleine de vitalité. Un slogan sur l'arrière d'un autobus : Kolkata is forever ! ("Calcutta est éternelle").

Et soudain, on tombe sur des quartiers calmes où de grands arbres, des Banians, entourent d'élégantes demeures, des palais babyloniens comme The Marble Palace, la Bibliothèque Nationale, The Asiatic Society ou The National Museum, avec leurs pelouses et leurs fleurs. Ces maisons auraient pu périr dans un climat humide et poussiéreux, mais on les a gardé intactes à force d'entretien. Les Anglais ont laissé ici de brillantes demeures. Ils s'étaient enrichis dans le trafic de jute et d'opium avec la Chine pendant plus d'un siècle qu'a duré la colonisation de l'Inde. On est arrivé "downtown" ["en centre-ville", en anglais] et j'observe les "civil servants" ["fonctionnaires", en anglais] habillés de coton blanc, leurs "briefcases" à la main, serrant leurs journaux sous le bras et déployant leurs grands parapluies noirs contre l'ardeur du soleil se dépêchent d'entrer dans un étrange bâtiment rococo, The Writers Building, siège de l'administration. Et plus tard, entrant dans un café, j'ai l'impression d'entrer dans un frigidaire : le souffle du climatiseur était poussé à son maximum.
Voyage- éclair pour recevoir en plein front l'atmosphère fiévreuse qui baigne les rives chaudes du Gange. Et aussi à force de voir au festival de Bombay les films tournés à Calcutta. L'irremplaçable cinéma bengali que la Cinémathèque algérienne a tant fait connaitre durant ses années de pleine activité 70-80 : Satyajit Ray, Mrinal Sen, Goutam Ghose, Buddhadeb Dasgupta...

De Satyajit Ray, il ne reste que sa grande maison, qui parait vide. Seuls de grands oiseaux noirs sont perchés sur ses balcons. De Mrinal Sen, toujours bien portant, il suffisait de dire son nom au chauffeur de taxi, sans lui fournir d'adresse, pour qu'il vous dépose, après avoir roulé au pas sur le grand boulevard Chowringhee, dans Beltoa Road, devant sa maison.
Mrinal Sen - dont le beau film Khandahar (Les ruines) restauré a été présenté au 12° Festival de Mumbai - fait un cinéma radical, politique. On se souvient des premiers films en noir et blanc pleins de rage contre la bourgeoisie indienne anglicisée qui préfère le "tea time" et le rituel du "Gin and Tonic" que de se retourner dans la rue sur les nus et les affamés.

Calcutta, autre Babel de l'art cinématographique indien. Mais on est prêt à croire aussi, au hasard des promenades, à voir les piles de livres monter comme des échafaudages devant les bouquinistes de College Street, que la vie de l'intelligentsia bengalie tourne autour de la littérature et de la poésie autant que du 7° art.
Nous voici sur les décors de deux films, beaux comme des diamants, montrés aussi au festival de Bombay. C'est ici qu'Aparna Sen a tourné Iti Mrinalini (La Lettre Inachevée) où elle joue dedans. Triste histoire mais drôlement bien mise en scène sur la vie d'une star au bord de la dépression nerveuse. On la voit dans le salon de sa magnifique demeure rédigeant ses dernières volontés. Elle ne tourne plus, c'est une survivante du cinéma d'une époque révolue.
Amertume et désespoir aussi dans un autre film mis en scène ici à Calcutta par Sanjoy Nag : Memories in March. Une femme est hantée par la mémoire de son fils, victime d'un banal accident de voiture. Elle arrive de New Delhi pour récupérer la boite de ses cendres. Tranches de vie, regrets les plus vifs.

Retour à Beltoa Road, chez Mrinal Sen. Il décrit Calcutta comme son "Eldorado". Il lui arrive de quitter sa ville souvent, une semaine à New York, dix jours à Alger (en 1987, pour le 25è anniversaire de l'indépendance, invité officiel par Chérif Rahmani, alors wali d'Alger), et il repart aussitôt.
Parlant de sa ville, Mrinal Sen dit :"I cannot escape from it!" ("je ne peux pas y échapper", en anglais). Il l'a filmée sous tous les angles, sous la mousson, dans les grèves générales à répétition, dans sa paralysie quotidienne. Il aime sa grandeur et sa décadence, sa richesse et son extrême pauvreté.

A propos des marches syndicales, quasi quotidiennes dans une ville dirigée par le parti communiste, Mrinal Sen raconte cette histoire incroyable et pourtant vraie. Un beau jour, à Calcutta, débarque le grand cinéaste français (aujourd'hui disparu) Louis Malle qui voulait tourner un documentaire. Il dit à Mrinal Sen qu'il est fasciné par les visages des foules qui manifestent dans la rue.
Tout en sachant qu'il est interdit de filmer sans autorisation, Mrinal Sen amène Louis Malle sur le parcours d'une manifestation étudiante. Une Jeep stoppe devant eux. C'est celle du commandant de la police de Calcutta. Mrinal Sen négocie pour son ami dont il prononce le nom. Soudain un éclair de joie jaillit dans la figure du chef de la police : "Louis Malle, une chance qu'il soit ici, présentez-le moi, j'aime beaucoup ses films, j'ai vu plusieurs fois Zazie dans le Métro, j'ai appris le français à l'Alliance Française et j'ai traduit en bengali des poèmes de Louis Aragon !". Tout ça dit dans un seul souffle. Le commandant salue Louis Malle, l'autorise à filmer et s'en va tabasser les étudiants...

Cette histoire ne peut arriver nulle part ailleurs. Sauf à Calcutta. Ce jour-là, à Calcutta, Louis Malle a tourné les premières images de Calcutta : l'Inde Fantôme, sélection officielle au festival de Cannes 1969. Un film où il interroge les visages des manifestants, où il montre le drapeau rouge de la révolte qui gronde. Depuis des décennies, les étudiants de Calcutta dénoncent les crimes impérialistes. Depuis le guerre du Vietnam, tous les présidents américains ont vu leurs effigies brûler sur ces trottoirs. Il y a quelques jours, à Bombay, seul un petit groupe, bien organisé, a hué Obama et crié des slogans contre la présence américaine en Irak et en Afghanistan. Pour que les traces de l'agression américaine au Vietnam demeurent, à Calcutta, le consulat américain est situé Ho Chi Minh Steet, au numéro 5. Au numéro 1 de la même rue, on trouve le consulat anglais...

Pour Mrinal Sen, Calcutta, c'est une affaire de coeur, c'est sa muse, son inspiration... Parmi ses films, certains ont été primés dans les festivals : Calcutta 71, Agantuk, Khandahar, Antarem... On les a vus à Alger, à la Cinémathèque et à la salle Afrique.
A Alger, vêtu de blanc, il marchait dans Belcourt comme une figure de proue. Il entrait dans les boutiques en disant "Assalam Alaïkoum !" comme à Calcutta, l'expression étant la même en langue bengalie. Comme "Sarwal" pour pantalon. "Tarikh" pour histoire. "Yima" pour mère (ça vient de l'ourdou, langue des musulmans indiens).
Quand il est retourné à Calcutta, il a dit (fièrement) à ses amis: "À Alger, j'étais reçu en grande pompe, j'étais logé dans une superbe résidence officielle où la veille dormait le Colonel Khadafi !"
Il y a comme un sentiment romantique chez lui pour aimer tant Calcutta. Beaucoup de poètes, de cinéastes ici, dit-il, éprouvent le même sentiment, une fidèle loyauté envers leur ville que partout on présente comme un chaos. "My City right or wrong !" ["Ma ville, bonne ou mauvaise", en anglais], disait Satyajit Ray qui a fait les plus beaux films indiens ici.
Brillants, inventifs, pamphlétaires, les artistes bengalis rêvent bien sûr que les choses s'arrangent. Ils soutiennent les manifestions quasi quotidiennes. Le parti communiste du Bengale est encore puissant. À Calcutta, on trouve une statue de Lénine mais pas de Gandhi.
On dirait que cette cité de presque 15 millions d'habitants n'a pas pardonné à New Delhi qui lui a pris au début du dernier siècle, en 1911, son statut de capitale de l'Inde. De cette époque coloniale où Calcutta était la seconde ville de l'empire britannique après Londres, il lui reste le cricket, les courses de chevaux et les golf-clubs qui perpétuent les souvenirs des cigares de Winston Churchill.

Calcutta est aujourd'hui fière de son nouveau pont sur la Hooghly River et de son métro à air conditionné qui date déjà de plusieurs années mais qui ne suffit pas, loin de là, calmer les tensions sur les transports publics. A chaque station, on a inscrit des poèmes de l'illustre écrivain bengali Rabindranah Tagore, prix Nobel de Littérature en 1913 pour son œuvre Gitanjali. C'est le seul métro de toute l'Inde.
A Tagore House, on a conservé ses livres, ses objets, ses meubles. C'est un musée, une université, un centre dramatique, un institut d'art, de musique et de danse.

Eldorado pour l'un, enfer pour l'autre, Calcutta valait bien ce détour. Quelques emplettes avant de repartir. Beaucoup de livres, la production nationale est florissante en Inde et les prix des livres sont très bas, des CD : Ragas du Pandit Hariprasad Chaurasia et de Ali Akhbar Khan. Et une dernière visite au restaurant de Park Street où tournent trois ventilateurs pour rendre hommage à un plat de "fish and curry", afin de chasser l'amertume du départ.

Azzedine Mabrouki

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