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Cannes 2016, comment être international ?
analyse
rédigé par Thierno Ibrahima Dia
publié le 11/05/2016

Malgré une forte domination européenne et américaine, les cinémas du Sud sont présents sur la Croisette. Derrière l'autoglorification et l'indéniable attrait du festival français, un curieux entre-soi fait objectivement régresser la place de Cannes.






Le politologue togolais et " l'effet Timbuktu "



Comi Toulabor, universitaire togolais à Sciences Po Bordeaux, nous avait confié sa perplexité. Comment expliquons-nous le déluge de Césars pour Timbuktu (Abderrahmane Sissako et son équipe en ont reçu sept) ? Les Français voulaient-ils se racheter d'avoir superbement et totalement ignoré le film mauritanien quelques mois plus tôt à Cannes ?

Si pour des cinéphiles la question se pose ainsi, quid des critiques de cinéma à Africiné Magazine, spécialistes des cinémas africains et diasporas (Africains, Européens et Américains) ? Car c'est un exercice annuel à l'annonce des sélections de films et compositions de jurys : chercher (parfois presque vainement) la présence des cinémas du Sud. Le Festival International du Cinéma de Cannes 2016 (11-22 mai) ne déroge pas à la règle qui s'est instaurée de plus en plus : une quasi invisibilité des professionnels du Sud (films et jurys). À l'annonce du palmarès, " l'effet Timbuktu " est toujours à craindre. Si un film a plusieurs nationalités (c'est parce qu'il était aussi français que le film du Mauritanien-Malien Abderrahmane Sissako a pu prétendre à plus de nominations que la seule catégorie " Meilleur film étranger "), celle de son auteur et / ou du lieu de tournage prédomine dans la perception publique. En réalité Timbuktu n'est pas reparti de Cannes bredouille, il a eu le prix du Jury œcuménique et prix François-Chalais ; le fait qu'ils ne soient pas décernés par le Jury officiel les fait passer au second plan et cela fait partie de cet  " effet Timbuktu " (présent / quasi absent).

Un festival et son palmarès sont toujours le reflet de certains choix (pas toujours unanimes). Sa localisation géographique comme sa cible (festival spécialisé ou bien ouvert à tout venant) déterminent fortement ses sélections, selon les personnes qui le dirigent. Gilles Jacob a cédé sa place de Président à Pierre Lescure mais c'est surtout le Délégué général, Thierry Frémaux, qui imprime sa marque. Après l'annonce des premières sélections de Cannes 2016, Frémaux était en direct dans l'émission Le Grand Journal (Canal Plus). Il s'est beaucoup appesanti sur la fidélité : " Cannes est fidèle à certains cinéastes qui sont fidèles à Cannes ". En rhétorique, cela s'appelle de la tautologie ; un raisonnement tautologique a pour fondement de se passer d'arguments.

Certes en 2016, il y a (en séances spéciales) : Hissène Habré, une tragédie tchadienne de Mahamat Saleh Haroun (le 16 mai 2016 à 19h15) et Exil de Rithy Panh  (le 13 mai 2016  à 17h30). Les deux films ont bénéficié d'un soutien du Fonds Image de la Francophonie (OIF / CIRTEF). Les deux cinéastes tchadien et cambodgien peuvent être considérés comme des fidèles de Cannes, fidèles à Cannes. Autre film du Fonds de l'OIF présent cette année : L'homme qui répare les femmes  de Thierry Michel et Colette Braeckman, dans le cadre de la Semaine du cinéma Positif, à l'initiative de la Fondation Jacques Attali. Ce poignant portrait des meurtrissures et des résiliences au Congo est diffusé le 17 mai à 20H30, au cinéma Alexandre III (19 boulevard Alexandre III, 06400 Cannes) et le 18 mai de 12H à 13H (table ronde au Salon des Ambassadeurs, Palais des festivals).

 

Sundance, Toronto, Milan, Venise, Washington, Berlin, Durban



La question de fond est que les cinéastes du Sud, s'ils ne manquent pas d'espérer une sélection à Cannes (ou Clermont-Ferrand, pour le court métrage), n'en font plus l'alpha et l'oméga. D'autres évènements émergent ou s'étoffent et surtout ont à cœur de faire place au plus de cinématographies possibles et non pas seulement se proclamer " festival international ". Il ne s'agit pas de geindre ni de jeter l'anathème, c'est plutôt de remarquer que Cannes s'enfonce dans un certain nombrilisme et s'encroûte sur bien des aspects. Son marché du film reste le premier au monde, en termes de chiffres, permettant de sauvegarder une image dynamique à certains égards. Des programmes parallèles comme ACID ou Visions Sociales, La Fabrique des Cinémas du monde (où Egypte, Angola, Maroc, Zimbabwe côtoient Philippines, Brésil, … avec 10 projets de films dont ceux de Pocas Pascoal, Mohamed Siam, Alaa Eddine Aljem et Tapiwa Chipfupa) prouvent chaque année leur impérieuse utilité dans la promotion de la diversité dans le cinéma. Il y a aussi les fonds d'aide comme celui de la Francophonie. Cette année, l'Aide aux Cinémas du Monde, dispositif de soutien à la coproduction avec la France, annonce avec une fierté légitime que 12 films qu'il a soutenus sont sélectionnés à Cannes 2016, dont Clash de l'Egyptien Mohamed Diab, en ouverture d'Un certain regard.

Que ce soit à Sundance, Toronto, Carthage, Milan, Venise, Washington, Berlin, Durban, des dispositifs de soutien / professionnalisation renforcent l'attrait de ces festivals qui, en plus, sont curieux de toutes les tendances, pas uniquement en Europe ou aux Etats-Unis. Il n'est pas rare de croiser Cameron Bailey ou Rasha Salti du festival de Toronto, Canada, au Fespaco (Burkina Faso) ou à Durban. Le festival de Washington 2016 qui programmait le récent film de Férid Boughédir insiste particulièrement pour dire que ses films viennent des 5 continents, quand Cannes se targue d'avoir programmé plusieurs films français et avec des stars américaines. Quel sens de mettre en compétition Ken Loach, multiprimé à Cannes et qui avait annoncé sa retraite ?

Interrogée par notre rédaction, la réalisatrice et productrice gabonaise Nadine Otsobogo (Dialemi, …) ne manque pas de sourire : en ce 11 mai 2016, elle a plutôt pensé à l'anniversaire de la mort du chanteur Bob Marley et n'avait même pas retenu l'ouverture de Cannes. Le festival finit par ne plus forcément faire évènement pour bon nombre de cinéastes des Suds qui inscrivent plus spontanément leurs films ailleurs. Cannes reste cependant un moment important dans l'agenda international. Attirer l'attention sur ce repli de plus en pus prononcé sur soi-même, c'est bien rappeler son rôle jusqu'à présent souvent essentiel pour des cinématographies fragiles.

 

Invisibilité ou inexistence ?



 

La non-sélection à Cannes pourrait laisser croire à un public non averti que les cinémas africains et du Sud plus largement ne sont pas productifs / créatifs. Même certains spécialistes (Le Monde Afrique ou même Jeune Afrique, sur la dernière Berlinale) peuvent se livrer à des jugements hâtifs. Ainsi, Yared Zeleke présenté comme le premier grand cinéaste éthiopien, parce qu'il a eu les honneurs de Cannes avec Lamb en 2015. Le festival français qui avait raté le brillant Teza d'Haile Gerima (primé à Venise et Carthage, …) a encore manqué le coche avec Yetut Lij (Child of the Breast), le dernier film de l'Ethiopien. Quid du film évènement d'Ousmane William Mbaye sur Cheikh Anta Diop ou encore Félicité d'Alain Gomis à qui on doit un bijou de film (Tey / Aujourd'hui) ? Hicham Lasri qui fait preuve d'un vertigineux sens du cinéma et enchaîne les films n'a pas encore eu les honneurs de la Croisette.

Madame Courage de Merzak Allouache a été ignoré l'année dernière et se retrouve primé à Milan (FCAAAL) ; le cinéaste algérien a su ne pas rester engoncé par ses succès passés (dont Chouchou) et il a créé une véritable école algéroise. Son actrice fétiche Adila Bendimerad s'illustre comme productrice ou encore scénariste : elle cosigne, avec Damien Ounouri, Kindil el Bahr, la première fiction de ce dernier, sélectionnée à la Quinzaine des réalisateurs 2016. C'est dans cette section (avec la programmation ACID et Visions Sociales) qu'on peut trouver une véritable ouverture. La sélection est à la hauteur : Divines premier long métrage d'Houda Benyamina (Sur la route du paradis, 2011) et Tour de France Rachid Djaïdani - il avait déjà fait forte impression à la Quinzaine (en 2012) avec son très lumineux Rengaine - fait jouer Gérard Depardieu dans son casting principal. Rachid Djaïdani raconte une amitié improbable un rappeur plein de promesses et un maçon du Nord de la France, au cours d'un périple qui les mènera à Marseille pour un concert final, celui de la réconciliation. Quant à Houda Benyamina, elle nous amène dans une banlieue où se côtoient trafics et religion, Dounia a soif de pouvoir et de réussite. Soutenue par Maimouna, sa meilleure amie, elle décide de suivre les traces de Rebecca, une dealeuse respectée. Sa rencontre avec Djigui, un jeune danseur troublant de sensualité, va bouleverser sa vie.

Nous ne citerons qu'Olivier Babinet dans le riche programme ACID. Son documentaire Swagger ("Fanfaron", en français) fait le portrait de onze adolescents aux personnalités surprenantes, qui grandissent au cœur des cités les plus défavorisées de France.

Si la 55è Semaine de la critique aligne DIAMOND ISLAND du Cambodgien Davy Chou  et MIMOSAS d'Oliver Laxe qui tourne une nouvelle fois au Maroc, elle n'a pas retenu WULU (anciennement Ladji Nyè) du Malien Daouda Coulibaly, selon une source sûre. Ce thriller produit par Eric Névé (La Pirogue) prend pour sujet un conducteur de bus qui devient un roi de la drogue. Le filtre occidental qui finit par tout obturer est-il le seul responsable de ce manque d'appétence aux films du Sud à Cannes ?




" Ils arrivent tous seuls "



Lors d'une discussion au Festival de Tübingen, en Allemagne, la réalisatrice Claire Denis disait avoir remarqué un aspect chez les cinéastes africains quand ils viennent présenter leurs films devant les commissions d'aide : " Ils arrivent tous seuls ". Ici, le cinéaste artisan solitaire a tout son poids. Les cinéastes du Sud font tout, tous seuls : production, distribution, parfois la musique (comme Jean Odoutan) et toujours ils sont leur propre attaché de presse. Cette énergie pour réunir de quoi faire un film, le faire connaître et le partager parfois puise dans la force nécessaire pour réaliser le film. Le continent africain se laisse dévorer par la tendance Nollywood (pour une bonne part du théâtre filmé volubile et criard avec un manque criant de moyens servant de prétexte trop facile au manque de cinéma dans la façon de raconter du cinéma majoritaire au Nigeria). À côté de ces productions bâclées, il y a des films d'art comme des films de genre, comme la comédie romantique Tell me sweet something du Sud-Africain Akin Omotoso qui peut tenir la dragée haute aux films d'Holywood ou de Londres. Les autorités des différents pays africains et du Sud regardent aussi avec beaucoup de circonspection le cinéma. Il y a quelques semaines, le régime en place au Sierra Leone (pays qui n'est pas connu pour ses films, hélas) a censuré un film qu'il accusait  de pouvoir potentiellement attiser le feu de la guerre civile qui a mis si longtemps à s'éteindre. La censure fait aussi le jeu de films qui finissent par attirer l'attention plus pour leur interdit que leur propos, ainsi Much Loved de Nabil Ayouch toute la charge au vitriol sur l'hypocrisie sociale et religieuse est ruinée par un traitement littéral (et finalement vulgaire, en surmontrant des scènes érotiques appuyées et des dialogues parfois inaboutis).

 

 

Thierno I. Dia

magazine Africiné (Dakar),

pour Images Francophones

en collaboration avec Africultures



Image : scène du film Divines, de Houda Benyamina

Crédit : gracieuseté Festival de Cannes 2016.

 

Thierno I. Dia

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