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Des romans sans amour
analyse
rédigé par Sami Tchak
publié le 15/06/2005
Lune de miel
Lune de miel
Le mur des déclarations, Marrakech, mars 2005
Le mur des déclarations, Marrakech, mars 2005
 "Trois allumettes une à une allumées dans la nuit / La première pour voir ton visage tout entier / La seconde pour voir tes yeux / La dernière pour voir ta bouche / Et l'obscurité tout entière pour me rappeler tout cela / En te serrant dans mes bras." Jacques Prévert, Paroles. 
…Et cette photo est comme le souvenir de cette douce rencontre, en noir et blanc ; destins croisés et scellés à jamais par ce regard complice et séducteur dans l'infinie couleur de la vie et de l'amour…
"Trois allumettes une à une allumées dans la nuit / La première pour voir ton visage tout entier / La seconde pour voir tes yeux / La dernière pour voir ta bouche / Et l'obscurité tout entière pour me rappeler tout cela / En te serrant dans mes bras." Jacques Prévert, Paroles. …Et cette photo est comme le souvenir de cette douce rencontre, en noir et blanc ; destins croisés et scellés à jamais par ce regard complice et séducteur dans l'infinie couleur de la vie et de l'amour…

Les romans africains ne parleraient pas d'amour ? Que nenni ! Trop souvent lus sous le prisme de la sociologie ou du politique, les textes d'Ahmadou Kourouma, de Mariama Bâ ou de Wole Soyinka n'en révèlent pas moins des cœurs qui basculent et des passions qui se déchaînent.

Quand on dit amour, on parle de mœurs. Et il suffit d'ouvrir n'importe quel dictionnaire agréé pour comprendre que parler de mœurs, c'est décortiquer une société, un peuple, montrer et expliquer les connections entre ses ficelles les plus évidentes et ses plus intimes mécanismes, ceux qui se dérobent à l'œil de passage. L'amour n'est qu'un aspect des mœurs, mais c'est une entrée privilégiée pour en parler. Par la chanson, l'art, la littérature…
On dit que les auteurs africains n'écrivent pas assez (ou pas du tout) de romans d'amour. On le dit. Peut-on le démontrer ? D'abord, qu'est-ce que cela pourrait signifier ? Peut-être qu'ils n'écrivent pas des romans d'amour à la Flaubert ou qu'ils n'ont pas introduit dans le monde littéraire des personnages d'une portée universelle de la trempe des Bovary et Anna Karénine !
Roman d'amour ou roman de mœurs ?
Qu'est-ce d'ailleurs qu'un roman d'amour lorsqu'on parle de la grande littérature ? Roman d'amour, Madame Bovary de Flaubert ? Roman d'amour Anna Karénine de Tolstoï ? Roman d'amour Les amours interdites de Mishima ? Roman d'amour Djamilia de Tchinghiz Aïtmatov ? De ces romans, comme de beaucoup d'autres grands textes – ah, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry par exemple ! –, on peut dire une chose : ils sont des romans de mœurs, c'est-à-dire qu'ils donnent une certaine vision globale d'une société, d'une époque, à partir de la sensibilité d'une personne, leur auteur. Ils parlent bien sûr d'amour, mais en intégrant celui-ci dans cette vaste trame sociale et psychologique qui le rend, au-delà de son universalité, relativement spécifique, produit d'une culture. Anna nous permet de comprendre une certaine Russie, comme la chère Bovary nous introduit dans une certaine France. Et ce que nous y découvrons, nous pouvons le qualifier de politique, d'économique, de social, de religieux et de tout ce qu'on veut. Politique et " tout ce qu'on veut ", Le maître et Marguerite de Boulgakov, l'un des plus grands romans d'amour du 20ème siècle.
Mais les romans africains donc ? Pas un roman d'amour Les soleils des indépendances de Kourouma ? Fama et Salimata traversant ce monde à la dérive, affiliés au destin collectif par les mauvaises ficelles et isolés dans leur amour miné, lui, par la stérilité de l'épouse (de l'époux sans doute) ! Fama et Salimata, un amour qui nous pénètre comme un chant de douleur ! Salimata qui obsède Fama dans les moments de profonde relation avec Allah, celle qui vient troubler le cœur à la quête de pureté. " Salimata ! Il claqua la langue. Salimata, une femme sans limite dans la bonté du cœur, les douceurs des nuits et des caresses, une vraie tourterelle ; fesses rondes et basses, dos, seins, hanches et bas-ventre lisses et infinis sous les doigts, et toujours une senteur de goyave verte ". Fama était dans la mosquée des Dioulas pour prier, il priait l'esprit empli de Salimata.
Et Le lion et la perle de Soyinka, de quoi parle-t-il donc ? Ce roi (ou chef traditionnel), Baroka, déployant les plus fines des ruses pour posséder la beauté locale, la jeune Sidi, est-ce le pouvoir ou l'amour qui le guide dans cette pièce d'une extrême beauté ? De quoi parle donc Une si longue lettre de Mariama Bâ ? Oh, un cri féministe, le cri de révolte d'une femme ! Et cet homme, Modou, dont le ventre fond à partir de la métamorphose qu'il s'impose pour être digne de la copine de sa propre fille ? Qu'est-ce qui travaille Modou dans le roman de Mariama Bâ ? Peut-être pas l'amour ?
Disgrâce de Coetzee, oui, un roman qui nous introduit dans la complexité des problèmes de l'Afrique du sud " post-apartheid ". Alors, l'histoire d'amour entre le professeur et l'étudiante, cette histoire qui accouchera d'une disgrâce ? Et bien d'autres…
Le prétexte de l'amour
On serait tenté de croire alors que tous les romans sont des romans d'amour ou qu'aucun roman d'amour n'est un roman d'amour. Non, ce n'est pas ce que je veux dire, je prétends que beaucoup de romans d'auteurs africains n'ont pas forcément bénéficié d'une lecture attentive et constructive, ils ont été plutôt interprétés et réinterprétés à partir des grosses ficelles d'une certaine critique attachée à une démarche historique et sociologique, disons à une relative facilité. Les regroupements des auteurs selon des générations et des thèmes fédérateurs balisent des pistes de lecture aisée, parfois complaisante, paresseuse. On interroge moins un texte, une œuvre, jusque dans son intimité qu'on n'interprète son apparence, ses messages les plus visibles.
Alors, viennent, défilent, s'en vont et reviennent les questions d'identité, de politique, de dénonciation, de… Tout le monde dirait la même chose avec de légères nuances de style. L'individualité d'une œuvre a du mal à échapper au devoir de catégorisation selon les époques. Roman d'amour ou pas, je ne sais pas ce qu'on pourrait faire dire d'essentiel à un texte à partir d'une telle démarche. Je ne sais pas comment on pourrait par exemple épuiser la complexité d'un roman comme Les soleils des indépendances. Je ne sais pas comment on pourrait découvrir les filiations philosophiques et littéraires de Kourouma, les invisibles sources de sa vision des choses, de son discours sur les femmes, sur les marabouts, les féticheurs. Nous avons bien pu savoir, grâce à des lectures exigeantes, que Tolstoï s'est nourri de Schopenhauer et y puise une certaine vision de la femme, non ?
Je répète, un roman d'amour, c'est un roman de mœurs, dans certains cas une comédie de mœurs. Cela veut dire que l'amour, sujet central ou pas du roman, demeure un prétexte.
L'amour africain serait-il invisible ?
Ce prétexte serait-il moins apparent dans les romans africains ?
Peut-être. Mais une chose est certaine : les personnages des romans, au-delà des aptitudes inégales des auteurs, portent un peu sur leurs épaules le destin des sociétés dont ils sont issus, ils ont plus de chance de devenir des référents universels (pour une certaine catégorie de personnes) s'ils émergent des sociétés aux valeurs devenues universelles par la force de l'Histoire. Les personnages de Flaubert et de Tolstoï nous parviennent plus aisément que ne pourront s'infiltrer dans la conscience du monde Baroka et Sidi de Wolé Soyinka. Peut-être les grands romans d'amour ne naissent-ils réellement que des sociétés dont les mœurs s'imposent comme références universelles. La belle et triste histoire de Mariama Bâ met en scène une société sénégalaise où se fondent, en un ensemble culturel plus ou moins cohérent, l'islam, les valeurs issues des rapports avec l'Occident et les bases culturelles locales. En quelques pages, c'est tout un monde qui se met debout dans sa richesse, ses cohérences et ses contradictions.
Mais ces histoires de polygamie, de sororat, de castes, oui, hors de certains coins, elles demeurent des curiosités culturelles. Ramatoulaye ne peut accéder au rang d'une Anna Karénine. Sa valeur réside dans sa subtile révolte contre la polygamie, contre la dictature des castes, contre les coutumes qui veulent qu'à la mort de son mari, une femme épouse le frère de celui-ci… Sa valeur réside dans son énergie de militante en faveur d'une société plus moderne, débarrassée de certaines pesanteurs culturelles. Comme la valeur de Fama de Kourouma réside dans sa hargne contre la bâtardise des indépendances et des partis uniques. Qu'importent ses dernières paroles conscientes : " Regardez Doumbouya, le prince du Horodougou ! Regardez le mari légitime de Salimata ! Admirez-moi, fils de chiens, fils des Indépendances ! " ?
" Regardez le mari légitime de Salimata ! " Qui allait à la mort, qui partait le cœur empli de la femme qui fut sa vie dans la vie, son repère dans le monde déboussolé, son rivage là où les eaux pourries emportaient tout.
La force de cette histoire d'amour reste invisible, noyée dans le plus apparent, ce qui se prête plus aisément à une certaine lecture. Alors, des romans d'amour sous la plume des auteurs africains, c'est vrai qu'ils sont et seront toujours rares.

Sami Tchak

De son vrai nom Sadamba Tcha-Koura, Sami Tchak est né en 1960 au Togo. Après des études de philosophie à Lomé, il part préparer un doctorat de sociologie en France. Il vit et écrit aujourd'hui à Paris. Il est l'auteur de quatre romans : Femme infidèle (NEA, 1988), Place des Fêtes (Gallimard, 2001 - édition espagnole en 2003 et allemande en 2004), Hermina (Gallimard, 2003), La fête des masques (Gallimard, 2004), et de plusieurs essais aux éditions L'Harmattan, dont La prostitution à Cuba (1999) et La sexualité féminine en Afrique (1999).

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