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La poésie ivoirienne, sur la voie du style de Harlem
analyse
rédigé par Hélène N'Gbesso
publié le 01/11/2003
Hélène N'Gbesso
Hélène N'Gbesso

Comme en littérature, de Bernard Dadié à Tanella Boni, la poésie ivoirienne est l'objet d'une négociation entre les éléments africains et extérieurs, avec un penchant réel pour le style de Harlem.

De nos jours, on devrait se familiariser avec la particule " néo " proposée par Jahn (1) au sujet des faits littéraires en Afrique. Aussi bien à l'écrit qu'à l'oral, mais plus spécifiquement concernant l'écrit. La littérature ivoirienne dans son ensemble n'échappe pas à cette orientation.
Il s'agit d'une vision qui définit la littérature par rapport à la culture. Or, dit le savant allemand, l'Afrique culturelle contemporaine est issue de trois traditions, la culture négro-africaine traditionnelle, la culture islamo-arabe et la culture occidentale. À la rencontre de ces trois traditions est née une nouvelle littérature, le plus souvent écrite : elle est soit afro-arabe, soit néo-africaine réunissant des éléments de la civilisation négro-africaine et des apports culturels occidentaux. Nous observons le résultat de ce métissage aussi bien en poésie qu'en prose, soit par le style, soit par la thématique.
Dans la poésie ivoirienne, cette ambivalence s'exprime avec des nuances. D'un auteur à un autre, la rencontre du monde noir avec le monde occidental donne une expression artistique originale.
Si nous remontons aux premiers moments de notre littérature écrite, la rencontre s'est affirmée chez le plus négritudien de nos poètes, Bernard Dadié, qui, fidèle à l'esprit de L'Étudiant noir ayant pour objectif la revalorisation de l'homme noir, réalise au mieux l'ambivalence en question. Par le thème du retour aux sources, (2) les textes d'Afrique debout et de Hommes de tous les continents militent en faveur de la libération du joug colonial, avec une expression classique du discours poétique français. Mais quelques fois, on surprend un recours à l'une ou l'autre forme de la littérature orale traditionnelle telle que le conte.
Les poètes qui suivront, s'ils maintiennent l'esprit de la rencontre, vont se démarquer en focalisant leur création vers une quête de la parole plus expressive pour un contexte nègre. Ainsi, nous comptons parmi nos poètes post-négritudiens un bon nombre ayant un penchant réel pour le style de Harlem, précurseur de la Négritude. En effet, la poésie lyrique nègre, telle que l'ont exprimé les auteurs de la négro-renaissance, à l'image de Langston Hughes, fait école en Côte d'Ivoire. Ce style se caractérise par la recherche d'éléments populaires et leur intégration dans la littérature de style élevé. Il a notamment donné le blues et le gospel song, qui tiennent à la fois de la renaissance française et du romantisme européen ainsi que de la culture nègre vivante aux États-Unis. Ce faisant, nos poètes pérennisent, tout en le renouvelant, un système pratiqué par Césaire qui, dans le Cahier d'un retour au pays natal, a puisé des mots dans l'héritage africain et a emprunté à l'Afrique des techniques de pensée comme la palabre, qui est un discours polémique, de même que le style incantatoire fondé sur l'impératif. Nous prenons appui ici sur les poètes Zadi Zaourou, Jean-Marie Adiaffi et Tanella Boni qui, chacun à son niveau, symbolisent un moment de la quête de la parole poétique. La pensée, ici, devient métaphorique, symbolique et philosophique et elle rime, chez les deux premiers en tout cas, avec la vision du monde révolutionnaire. Ainsi s'affirme une plurivocité en adéquation avec une plurivalence.
Le poète Zadi Zaourou est permissif à tous les courants de pensée qui ont traversé sa vie. S'il est ancré aujourd'hui dans la post-négritude, l'esthétique négritudienne demeure une nostalgie permanente, comme il le souligne lui-même dans la préface de L'Œil (1979, p. 67-68) : " Il s'agit avant tout de créer. (...) Non plus cet autre art, tout de vaillance pourtant, dont nous avons su nous délecter parce qu'il était bien nôtre. Et jamais nous ne nous sommes fait faute de confesser publiquement que seul il sut nous émouvoir et déchaîner en nous les flammes et les rythmes qui nous consument aujourd'hui. "
Cette préface peut être considérée comme le manifeste le mieux formulé de la nouvelle génération d'écrivains au niveau continental. Dans la plupart des poèmes de Zadi, les mots, pour célébrer le héros, renvoient, en grande partie, à la révolution type socialiste comme le préconisait Aimé Césaire, l'un des pères fondateurs de la Négritude.
On rencontre dans Fer de lance I et II ainsi que dans Aube prochaine l'art poétique de Dibéro, (3) le wiegweu, autrement redynamisé à travers la langue française. On retrouve les traces du mode d'expression de ce genre traditionnel, partiellement ou intégralement, dans plusieurs textes poétiques de Zadi, comme l'illustre cet extrait de Fer de lance :
Il mourut l'Emir Almamy Samory
de mort bicéphale – le dard criquet – à sa gloire
nulle effigie !
Et mes villes claironnent les exploits des bourreaux.
De siècle en siècle
la mort étrange allogène sur mes princes valeureux :
Babemba
Samory Touré…
Doworé
Quel cœur ne se briserait au récit de vos voyages
souterrains ?
Didiga !
Didiga – signe – polyforme – ma – vaillance –
légendaire.
Doworé
Porte au loin les noms multiples du roi de Sikasso
Babemba
La paume de sa main comme un phare éclairant les
sentiers des sofas intrépides
Sa paume dans la paume du peuple son unique dessein,
et son doigt,
– l'index irrité –
sur le front de l'Europe arrogante !
Pourquoi je dis, Doworé,
À la dague haute
Aux criquets du ciel
À cette mort étrange allogène

Il s'agit d'un discours polyphonique tel que le pratiquent les grands conteurs, qui sont également de grands imitateurs. Ils recréent, par la voix, les conditions pour faire participer les personnages figuratifs à l'évolution du récit. Dans ce passage, les héros Samory Touré et Babemba sont pleurés, entendons célébrés, comme des héros civilisateurs, ce pourquoi leur mort appelle vengeance. Autre élément, Doworé. Ce terme désigne l'agent rythmique, relais de tout homme de pouvoir, celui qui recueille d'abord la parole du monarque avant de la retransmettre au public. La valeur de ce texte réside dans la thématique de la révolution comme le pratiquent les négritudiens révolutionnaires, mais également dans l'expressivité qui le place à plusieurs niveaux d'encodage, fruit du mélange du style et des préoccupations socio-politiques.
Tout autre style, celui d'Adiaffi, qui donne à fond sur l'humour en se jouant des mots et prête ainsi à équivoque le sens des phrases, comme le font le calembours.
D'Éclairs et de doudres, de Jean-Marie Adiaffi, est une œuvre qui, faute d'une meilleure dénomination, est identifiée à la poésie. En réalité, c'est le miroir même de la conception et de la réalisation du discours artistique africain. Inclassable. Autant personne ne saurait faire le décompte du nombre infini de genres qui se succèdent dans le déroulement du rythme tambourinaire, autant la plupart des modes d'expression connus de notre répertoire littéraire oral s'entrecroisent dans le texte d'Adiaffi : contes, énigmes, proverbes, devinettes et qui renvoient aux mythes, aux légendes, aux symboles. Quoi de plus normal pour une œuvre dont les bases sociales sont plus que larges, intégrant le cosmos, la flore, la faune puis l'homme, le village, le peuple comme nous le constatons dans l'extrait ci-dessous :

D'éclairs et de foudres

Frappe-moi ça balafon
Frappe-moi ça cora
Frappe-moi ça tam-tam
Parole de pierre
Parole d'épine
Parole de fleuve
Parole de lion
Frappe-moi ça tam-tam

La terre s'ouvre sur le trou
du ciel
Et le ciel enferme la terre dans
son trou

Mais si la terre à l'horizon ne soutenait pas le
ciel tombé des nues une nuit de rêves, de bonheur,
de réconciliation des séparations, crois-tu que
l'algue pavanerait ainsi à même les vagues, à
séduire la mer de ses yeux d'algue ? Le ciel non
plus ne pavoiserait pas de la sorte les branches
touffues de son arbre de vie, à séparer la VIE de
la MORT le CIEL de la TERRE séparée de
l'horizon que l'horizon sépare de ses branchages
touffus.

C'est le rythme tambouriné qu'évoquent l'Attoungblan akan et le Balafon sahélien qui préside à la structure interne de cette œuvre. Les symboles culturels du peuple akan de Côte d'Ivoire côtoient les concepts de liberté et de révolution, aspirations majeures du peuple souverain.
Tanella Boni, elle, est poète, philosophe et femme. C'est une charge bien trop lourde pour nos pays. Et c'est certainement ce poids, qu'elle ressent elle-même, que reflète sa poésie. Ici, la pensée précède l'écriture ; ça devrait être le contraire. La rencontre chez Tanella Boni se fait sous le regard de la philosophie au sens occidental du concept, et de la résistance de la société africaine à l'idée d'une émancipation véritable de la femme. Aussi avons-nous un auteur rongé par les questions multiples sur la condition de la femme de notre époque où les choses semblent quand même se détendre. Entre Labyrinthe et Il n'y a pas de parole heureuse, Grains de sable transcrit au mieux ces problèmes. Dès les premiers mots du premier texte de ce recueil, se dresse un monde complexe :

Grains de sable
1

Conte-moi ton histoire non-lieu histoire
De Nulle Part comme la mienne comme la
Sienne histoire sans date mais histoires
De temps plus-que-situés de temps plus-
qu'imparfaits conte-moi ta vie de comptes
à régler à renflouer ta vie de conte-comptines
ta vie mythe de vie de mite.

C'est ici que commence en bandoulière l'Amour
en brèche au zénith de la hache de guerre
au sommet de l'Amitié séquentielle Alpha et
Oméga en flammes comme un vase incandescent
C'est ici que commence entière la Fraternité
en miettes ici comme dans ce désert où
les grains de sable sur la terre passagère
se rencontrent au gré du vent.

C'est sous la bannière du mode d'expression qu'est le conte, entre le sérieux et le jeu, que Tanella Boni entre en contact avec le lecteur, résolue à faire partager ses préoccupations avec ce dernier. Ces lignes cachent cependant un ensemble de non-dits qui alourdissent l'atmosphère et traduisent la profondeur de la pensée. Nous avons affaire à une poésie savante. Tanella Boni est soucieuse, par cette manière de s'exprimer, de prouver que la femme est capable d'incarner l'espoir et la vie mieux que l'homme. Elle fait de la création un objectif, un défi à relever.
Pour conclure, disons tout simplement que la poésie ivoirienne est multiforme et multidimensionnelle, à l'image de ce monde qui va très vite, envahi par la communication qui fait la promotion de la plurivocité.

Hélène N'Gbesso

Bibliographie
Jean-Marie ADIAFFI, D'Éclairs et de foudres, Abidjan, CEDA, 1980.
Tanella BONI, Grains de sable, Limoges, Les bruits des Autres, 1993.
Bernard B. DADIÉ, Afrique debout, Paris, Seghers, 1950.
Bernard B. DADIÉ, Hommes de tous les continents, Paris, Présence Africaine, 1967.
J. JAHN, Manuel de littérature néo-africaine, Paris, Resma, 1969.
Léopold Sédar SENGHOR, " Les leçons de Léo Frobenius " in Symposium Leo Frobenius II, Bonn, Deutsche UNESCO-Kommission, 1980, p. 22-31.
Zaourou B. ZADI, Fer de lance I, Paris, Oswald, 1975.
Zaourou B. ZADI, L'Œil, Paris, L'Harmattan, 1979.
Hélène N'Gbesso est maître-assistante chargée des enseignements de poésie écrite africaine, de littérature orale africaine et de stylistique à l'Université d'Abidjan-Cocody.

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